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IFLA 2014 : Les bibliothèques et le piège de la stratégie des exceptions

:: S.I.Lex :: - Lionel Maurel (Calimaq), 29/08/2014

La semaine dernière, s’est tenu à Lyon le 80ème congrès de l’IFLA, l’association internationale des bibliothécaires, qui a suivi la réunion à Strasbourg la semaine précédente d’un Satellite Meeting de son Comité spécialisé dans les questions juridiques. J’ai eu la … Lire la suite

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La semaine dernière, s’est tenu à Lyon le 80ème congrès de l’IFLA, l’association internationale des bibliothécaires, qui a suivi la réunion à Strasbourg la semaine précédente d’un Satellite Meeting de son Comité spécialisé dans les questions juridiques. J’ai eu la chance de participer à ces deux événements, en tant que représentant de La Quadrature du Net, et les discussions furent très instructives quant à la stratégie générale suivie par les bibliothécaires en matière d’évolution du droit d’auteur, qui soulève un certain nombre de questions.

Photo par Charlotte Hénard. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr

Photo par Charlotte Hénard. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr

Miser sur des exceptions au droit d’auteur ?

Le Congrès de Lyon a en effet été l’occasion pour l’IFLA de publier une Déclaration sur l’accès à l’information et au développement, réaffirmant les grands principes défendus par les organisations professionnelles en la matière. L’IABD, qui fédère en France les associations de bibliothécaires, d’archivistes et de documentalistes, a de son côté publié une déclaration de soutien aux efforts déployés par l’IFLA pour obtenir la mise en discussion d’un traité international au niveau de l’OMPI, consacré aux exceptions et limitations en faveur des bibliothèques et archives.

Sans vouloir minimiser l’importance de ces travaux, j’avoue me poser des questions quant à la stratégie retenue par l’IFLA et les associations françaises, qui reste grosso modo toujours la même depuis quinze ans. L’IFLA a en effet publié en 2000 une grande déclaration, mettant l’accent sur la nécessité de défendre les exceptions au droit d’auteur dans l’environnement numérique, afin qu’il ne se produise pas une régression par rapport à l’environnement physique où les bibliothèques et leurs usagers bénéficient de certaines marges de manoeuvre. Le coeur de cette déclaration tient dans cette phrase emblématique : Digital Is Not Different. Le numérique ne doit pas être différent par rapport au monde analogique et le même système d’équilibrage doit être préservé et reconduit.

Une telle position implique que l’on ne remette pas en cause le principe même du droit d’auteur, pour faire porter le gros de l’effort sur la défense d’exceptions limitées, valables dans des cas spécifiques. Cette tactique a été suivie avec un certain succès par les bibliothécaires français lors du vote en 2006 de la loi DADVSI, où l’introduction de nouvelles exceptions avait été obtenue. Au niveau mondial, l’année 2013 a été marquée par l’adoption du Traité de Marrakesh négocié dans le cadre de l’OMPI, consacrant une exception en faveur des handicapés visuels, ce qui constituait une grande première. L’IFLA a soutenu cette démarche pendant les longues années de tractations nécessaires pour aboutir au traité de Marrakesh et l’OMPI examine à présent l’éventualité d’un traité en faveur des bibliothèques et des archives, dans un contexte difficile, puisque certains États – à commencer par l’Union européenne – s’opposent résolument à l’idée de sécuriser de nouvelles exceptions au niveau international.

Des bibliothèques en dehors de la guerre au partage ?

Personnellement, je doute de la pertinence de cette stratégie misant tout sur des exceptions, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord l’expérience a montré que même lorsque l’introduction d’exceptions est obtenue, les textes sont en général si complexes que peu de choses changent en réalité au niveau des pratiques, notamment en termes de services rendus aux usagers. C’est le cas par exemple en France de manière caricaturale pour l’exception pédagogique et de recherche, dont j’ai déjà eu l’occasion de dire qu’elle constitue une sorte de "trompe-l’oeil" législatif. Les titulaires de droits restent pourtant malgré tout très opposés à l’introduction de nouvelles exceptions, car elles remettent en cause la conception maximaliste du droit d’auteur que beaucoup défendent. Cela signifie que l’obtention d’un traité au niveau de l’OMPI n’est absolument pas assurée et elle prendra dans tous les cas de nombreuses années, sans garantie concernant les résultats tangibles que cette démarche permettra d’obtenir in fine.

Par ailleurs – et c’est pour moi un argument encore plus important – se concentrer sur les exceptions au droit d’auteur comme le font les représentants des bibliothèques revient à ignorer que le problème majeur ne se situe pas aujourd’hui dans les marges, au niveau des exceptions, mais dans le principe même. La phrase "Digital Is Not Different" n’est plus valable, car Internet a introduit une rupture majeure en terme de diffusion de la création, débouchant sur des pratiques massives de partage des oeuvres entre individus par le biais du réseau. Cette question du partage, réprimé et stigmatisé comme une forme de "piraterie" alors même qu’elle est très largement répandue socialement, ne peut pas être écartée par les bibliothèques comme si elle ne les concernait pas. Comme tous les acteurs culturels, les bibliothèques sont plongées dans ce paradigme et elles ne peuvent ignorer la "guerre au partage" qui fait rage autour d’elles.

J’avoue pour ces raisons avoir été vraiment déçu par la Déclaration de Lyon, qui reste à un niveau élevé de généralités, sans lier la question de l’accès à l’information à celle de la propriété intellectuelle, alors que les deux sujets sont nécessairement connectés. De manière identique, le Satellite Meeting de Strasbourg consacré au copyright avait quelque chose de paradoxal. Car si les bibliothèques s’en tiennent à cette "stratégie des exceptions", il est patent que partout dans le monde, les politiques de répression du partage suscitent des textes de plus en plus menaçants, qui finiront tôt ou tard par impacter frontalement les bibliothèques. C’est le cas par exemple des accords de commerce TPP dans la zone Pacifique, qui soulèvent les plus vives inquiétudes de la part des bibliothécaires de cette région et à propos desquels l’IFLA a dû réagir. Dans la zone Atlantique, c’est l’accord TAFTA (ou TTIP) négocié entre les États-Unis et l’Europe qui pourrait à terme aboutir à un renforcement  de la propriété intellectuelle. Au niveau de l’Union européenne, des menaces se précisent également depuis que la Commission a déclaré son intention de réactiver des moyens de lutte contre la contrefaçon qui font très fortement penser au contenu de l’accord ACTA rejeté en 2012. Et en France, on sent également que le gouvernement va sans doute bientôt chercher à faire passer un "SOPA à la française", particulièrement inquiétant en ce qu’il aggraverait l’implication des intermédiaires techniques dans la lutte contre la contrefaçon.

Un changement de tactique est nécessaire

Les bibliothèques ne sont pas en dehors de ces lignes de front qui bougent autour d’elles. Elles sont comme d’autres groupes de la société civile entraînées dans les batailles défensives contre la spirale répressive dans laquelle le droit d’auteur s’abîme au fil du temps. Mais en termes de revendications positives, elles s’en tiennent à cette ligne stratégique des exceptions, alors que l’essentiel des enjeux est ailleurs.

A Strasbourg, on m’avait demandé de parler de la question des oeuvres indisponibles et des oeuvres orphelines, et j’ai essayé de montrer à partir de ces deux exemples que les bibliothèques auraient en réalité tout intérêt à rejoindre les défenseurs de la légalisation du partage, plutôt que de revendiquer de simples exceptions. En France, on sait que la question des livres indisponibles a été tranchée par la loi d’une manière qui va conduire à leur recommercialisation au travers du système ReLIRE. Ce dispositif n’offrira quasiment aucune forme d’accès public aux oeuvres, alors même que des sommes importantes d’argent public seront engagées pour la numérisation des ouvrages. Pour les oeuvres orphelines, une exception a été introduite au niveau européen, qui va bientôt être traduite dans la loi française. Mais cette exception a toutes les chances d’être très difficile à mettre en oeuvre par les bibliothèques et elle ne devrait pas changer significativement les choses dans la vie des établissements, sinon à la marge. Au lieu de cela, la légalisation du partage non-marchand en ligne des oeuvres résoudrait une bonne partie des problèmes liés aux oeuvres indisponibles et orphelines, en permettant leur circulation, et elle bénéficierait également aux bibliothèques.

Voilà pourquoi à mon sens les bibliothèques se trompent de combat, en cherchant à obtenir des sortes de "privilèges" limités à leur profit au lieu de prendre clairement position sur la question du partage. La voie des exceptions est la meilleure manière de subir défaite sur défaite dans les débats à venir. Pire encore, elle risque même de faire en sorte que même une hypothétique victoire – comme le vote de nouvelles exceptions à l’OMPI – débouche au final sur une défaite, puisque le système ne changera qu’à la marge et les possibilités de mise en oeuvre concrète des exceptions restent toujours très limitées.

C’est la raison qui m’avait conduit, il y deux ans, à m’éloigner de l’action des associations de bibliothécaires, pour rejoindre La Quadrature du Net et co-fonder le collectif SavoirsCom1, qui militent tous les deux clairement en faveur de la légalisation du partage. Le programme général de réforme du droit d’auteur de La Quadrature contient d’ailleurs plusieurs points relatifs aux bibliothèques et aux pratiques éducatives, mais ceux-ci ne sont pas déconnectés de l’enjeu majeur du partage.

A quand une déclaration des bibliothèques sur la culture du partage ?

 Il y a quelque chose dans la position des bibliothécaires qui relève de la politique de l’autruche, voire même de l’auto-censure, comme si la question du partage était une sorte de tabou politique. C’est pourtant la réalité culturelle dans laquelle une partie très importante de leurs usagers sont immergés. Les bibliothécaires sont pourtant capables de prendre des positions fortes sur des questions générales, qui ne les concernent pas en apparence directement, lorsque la nécessité se fait sentir. L’IFLA par exemple a publié cette année des positions importantes sur la gouvernance d’Internet ou en défense du principe de neutralité du Net. Elle s’est aussi engagée contre la surveillance de masse et pour la protection de la vie privée, en soutenant les 13 principes posés par l’organisation américaine de défense des libertés numériques EFF.

Dans ces conditions, le silence des organisations de bibliothèque sur la question du partage n’en est que plus surprenant. L’exemple de la campagne victorieuse contre l’accord ACTA a pourtant montré que c’est lorsque de larges coalitions se forment, rassemblant plusieurs organisations de la société civile, que des résultats significatifs peuvent être obtenus. Agir au niveau des exceptions n’est certainement pas complètement inutile, ne serait-ce que sur un plan symbolique, mais c’est aujourd’hui devenu insuffisant pour avoir une incidence réelle sur le système.

Alors à quand une déclaration des représentants des bibliothèques, pas seulement sur "l’accès à l’information", mais sur la culture du partage elle-même ? Cette question est fondamentale et elle ne pourra pas être éternellement repoussée…


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