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L’EXIGENCE DE “REMISE EN MAIN” DE PRODUITS COMMANDES EN LIGNE : UNE PRATIQUE ANTICONCURRENTIELLE

K.Pratique | Chroniques juridiques du cabinet KGA Avocats - Matthieu Bourgeois, Marion Moine, 23/11/2018

Dans sa décision n°18-D-23 du 24 octobre 2018, l’Autorité de la concurrence devait analyser la licéité des pratiques visant à encadrer la distribution à distance de produits de motoculture pouvant être particulièrement dangereux à l’utilisation.
I. LES FAITS A L’ORIGINE DE LA DECISION
L’Autorité de la concurrence a été invitée à analyser la licéité des pratiques contractuelles encadrant la distribution en ligne de produits de motoculture de petite taille. La société Stihl (ci-après « Stihl » ou la « Société ») mise en cause en l’espèce, a pour activité la fabrication et la mise sur le marché de produits de motoculture de grande taille (notamment des tracteurs et moissonneuses batteuses) et de petite taille, à destinations de tous (particuliers et professionnels) pour effectuer des travaux dans des espaces verts (par exemple, les tronçonneuses, les tondeuses à gazon, etc.). C’est de la distribution en ligne de cette dernière catégorie de produits (ci-après les « Produits ») - dont l’utilisation revêt un degré élevé de dangerosité – dont l’Autorité de la concurrence a eu à traiter pour rendre sa décision en date du 24 octobre 2018.

Afin de préserver la sécurité des utilisateurs (professionnels et consommateurs), la Société mise en cause avait entre autres, interdit à ses distributeurs, la vente à distance par le truchement d’un prestataire de livraison . (1)
C’est ce qu’il fallait déduire des documents contractuels signés par ces derniers avec la Société, lesquels mentionnaient qu’il leur était interdit de vendre en ligne « sans une mise en main », c’est-à-dire sans contact direct avec les acquéreurs. En filigrane, cela signifiait, pour les distributeurs, que toute commande en ligne soit (i) livrée par leurs propres moyens, à l’exclusion de tout recours à un prestataire de transport, ou soit (ii) retirée par les acquéreurs dans leurs points de vente physiques, limitant, ainsi, strictement leurs zones géographiques de chalandise.

II. L’OBLIGATION DE « MISE EN MAIN » : UNE PRATIQUE ILLICITE, MEME POUR DES PRODUITS DANGEREUX
En principe, pour être licites, les restrictions de la concurrence doivent poursuivre des objectifs légitimes et proportionnées visant à garantir la qualité des produits distribués et à sécuriser leur bon usage (2) .
Après avoir rappelé que le traitement sur le fonctionnement de l’Union Européenne, avait vocation à s’appliquer – aux côtés du droit français –, dès lors que la vente sur internet permettait de toucher une clientèle située dans d’autres Etat membres, l’Autorité de la concurrence a ensuite analysé les pratiques contestées de la Société à la lumière de ces objectifs.

L’Autorité de la concurrence a considéré, conformément à la jurisprudence européenne et française, que l’interdiction de commercialisation des Produits sur des plateformes en ligne ne disposant d’aucun point de vente physique, était licite. C’est effectivement sans grande surprise que l’Autorité de la concurrence a considéré que l’interdiction faite par la Société à ses distributeurs de recourir à des plateformes tierces « pure players » (sans point de vente physique), était fondée sur des critères qualitatifs et donc licites (pour plus de détails, V. notre précédent article « Beauté et distribution en ligne : l'éviction des pure players, une pratique possible ! »).

Toutefois, l’interdiction – directe ou indirecte – de vente à distance constitue quant à elle, une restriction de concurrence.

C’est en tout cas ce qu’a considéré l’Autorité de la concurrence pour infliger une sanction pécuniaire de 7 millions d’euros à la Société. Cette interdiction n’étant ni exigée par une règlementation relative à la commercialisation des Produits, ni appliquée par les concurrents de la Société ou par les grandes surfaces de bricolage, allait en conséquence, bien « au-delà de ce qui est nécessaire pour préserver la santé du consommateur ».
La société mise en cause de invoquait pourtant – consultation d’un Professeur de droit à l’appui – un argument qui pouvait sembler pertinent : la remise, par un vendeur qualifié, des produits entre les mains du consommateur constitué « le seul moyen (…) permettant de remplir l’obligation de mise en garde édictée à l’article 1135 du code civil (devenu article 11941194) » ; en d’autres termes : seul un vendeur qualifié pouvait convenablement alerter les consommateurs les précautions élémentaires à appliquer pour utiliser le produit (en l’espèce, les tronçonneuses, débroussailleuses et autres matériels tranchant). Rejetant l’argument, les magistrats ont considéré que cette obligation de mise en garde « ne saurait être interprétée comme imposant aux fournisseurs de mettre en garde les utilisateurs (…) par la seule voie du conseil verbal », et ce en raison de la « portée générale » des textes invoqués (point 197). Si, sur le papier, le raisonnement paraît peu critiquable, il est permis de s’interroger sur l’opportunité de la solution pour certains produits dangereux pour lesquels la lecture d’une notice d’utilisation – généralement peu lisible et très souvent peu lue – remplacera rarement le conseil d’un vendeur qualifié…
Affaire à suivre.

(1) A partir de 2014, les contrats de distribution signés par la Société, excluaient de cette interdiction les vêtements techniques, accessoires pour tronçonneuses, etc.
(2) Arrêt de la Cour de justice de l’Union Européenne, 13 octobre 2011, Pierre Frabre Dermo-Cosmétique, C39/09.


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