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Les Gilets jaunes en noir et blanc ?

Justice au Singulier - philippe.bilger, 16/12/2018

Les Gilets jaunes échappent au noir et blanc. Ils nous obligent à abandonner notre confort intellectuel. Faut-il aller jusqu'à déclarer que si leur mouvement n'avait pas existé, il aurait fallu l'inventer ?

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Je n'ai jamais sanctifié les Gilets jaunes et en particulier à cause de la volonté de certains de rompre avec l'Ordre républicain en s'arrogeant le droit de faire démissionner ou de destituer le président de la République. Rien n'était plus éclairant sur ce plan que cette pancarte brandie le 15 décembre : Macron démission, sinon révolution !

Il n'empêche que depuis ses origines, comme beaucoup de Français, j'ai considéré avec une grande sympathie démocratique ce mouvement totalement atypique et qui au fil des semaines a su peu ou prou garder sa spécificité. Je n'étais pas le plus mal placé pour l'appréhender puisque Sud Radio a été de loin la radio qui sans démagogie a permis le plus à la parole des GJ de s'exprimer. Les dépaysements que nous avons opérés à Carcassonne et à Toulouse ainsi que sur un rond-point à Montauban ont favorisé une écoute directe de ces multiples protestataires à l'unité indécise.

Pourquoi, malgré les excès et les violences sinon commises du moins facilitées par les GJ à Paris ou dans d'autres villes, une adhésion à leur cause est-elle demeurée solide et convaincue ?

Il me semble que la richesse, si j'ose ce contraste, de cette France périphérique trop longtemps reléguée et silencieuse était précisément sa pauvreté sociale et économique, la modestie indiscutable de ses conditions d'existence que même le privilégié le plus obtus et arrogant était contraint d'admettre.

Impossible de se dresser péremptoirement contre une population qui à elle seule certes n'incarnait pas tout le peuple mais faisait irruption dans l'espace public et médiatique avec la démonstration argumentée et vindicative de fins de mois difficiles et d'une quotidienneté dont les besoins essentiels ne pouvaient plus être satisfaits.

Le pluralisme des GJ charriant du pur et de l'impur - déplaisant tant à Christiane Taubira qui n'aurait voulu y trouver qu'une gauche selon ses voeux - constituait également la force de ce ressentiment collectif, de cette haine des riches, de cette détestation du président parce que, de la sorte, ces fureurs et ces rages, couvrant tout l'éventail politique et civique, acquéraient, avec leur généralité, une incontestable légitimité.

L'extrême droite, l'extrême gauche et la masse de tous les autres manifestants, se mêlant, s'imposaient parce qu'on avait du mal à les étiqueter dans leur fusion durable en dépit de leurs exigences contrastées, les unes à court terme, les autres pour un changement de République avec la focalisation sur le référendum d'initiative citoyenne.

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Ce qui n'a pas manqué aussi de susciter la surprise - et donc un intérêt soutenu - est que non seulement cette révolte était durable mais qu'elle ne s'arrêtait pas là. On aurait été prêt à approuver ce titre sartrien : on a raison de se révolter mais le saisissement est venu du fait que tout a continué, en s'amplifiant même, qu'on ait jugé minimaliste ou important le discours du président de la République le 10 décembre.

En quelque sorte, le "on a raison de se révolter" ne se contentait pas de cette exhortation mais proclamait aussi le désir de penser, l'aspiration à négliger la superficie des doléances utilitaires immédiates au profit du bouleversement des structures, de la métamorphose des profondeurs. A partir du moment où cette amplitude dans l'espérance d'un changement ne visait pas en même temps à faire fi de l'élection démocratique de 2017, elle ne pouvait que susciter une forme de considération. La condescendance n'était plus de mise. Les privilégiés ne se penchaient plus sur le peuple. C'est au contraire lui qui venait aux premiers et débattait des fondements du pouvoir.

Sans doute le caractère unique de ce raz de marée populaire - moins par le nombre des manifestants mobilisés que par les soutiens de toutes sortes qu'ils suscitaient - provient-il surtout des effets qu'il a engendrés dans la société et au niveau de l'Etat.

Qui pourra dorénavant traiter, l'esprit pincé et sûr de soi, la France comme s'il était normal qu'elle soit divisée et que la parole des uns étouffe et domine celle des autres ? Quels intellectuels pourront encore, en se bouchant le nez, appréhender cette part majoritaire mais intempestive de notre pays comme si elle était superfétatoire ?

Qui osera ne pas aborder les forces et les faiblesses de l'univers médiatique tant les divers coups de boutoir des GJ ont mis en évidence plutôt les secondes que les premières ? Beaucoup de médias, dépassés par des événements au sujet desquels ils devaient seulement nous informer, ont cru pouvoir les administrer et les réguler en se plaçant en surplomb. Ils ne sortiront pas indemnes de l'irruption des GJ dans leur monde ouaté et content de soi, prenant leur regard sélectif pour de l'impartialité.

Qui continuera à s'illusionner sur l'intelligence et l'implication des partis traditionnels de gauche ou de droite quand ils ont eu même du mal à comprendre et à accepter ce qui les révélait inutiles et obsolètes ?

Qui ne verra pas sa méfiance à l'égard des syndicats renforcée en observant la stupéfaction de ces structures de plus en plus minoritaires face à un combat fuyant les chemins purement corporatistes et rêvant d'un futur où probablement elles seraient laissées pour compte ?

Surtout l'avancée fondamentale surgie de cette agitation et de ce désordre d'un mois - désastreux par son coût économique et social mais probablement créatifs si notre démocratie sait les exploiter - se rapporte à la banalisation du pouvoir, à ses limites, parfois à son incompétence, à sa peur aussi.

Comme si président de la République, conseillers, ministres n'étaient plus que ce qu'ils sont. Des hommes et des femmes tentant modestement d'influer sur un réel dont les GJ leur ont présenté l'image misérable et devenue insupportable avec une colère incompréhensible pour leur urbanité politique et leur classicisme spéculant sur la patience des citoyens. Ils sont nus maintenant, rien de plus, rien de moins que le commun. S'ils pouvaient ne pas l'oublier !

Les Gilets jaunes échappent au noir et blanc. Ils nous obligent à abandonner notre confort intellectuel. Faut-il aller jusqu'à déclarer que si leur mouvement n'avait pas existé, il aurait fallu l'inventer ?


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