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Parole politique, politique de la parole ?

Justice au singulier - philippe.bilger, 3/06/2014

J'espère que mon argumentation recueillera même l'assentiment de tous ceux qui, persuadés d'avoir en la parole un animal familier et prévisible, une amie sans surprise, ne viendront jamais me rencontrer. J'attends seulement les conscients de leur imperfection.

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Ce que ce titre désire laisser entendre se rapporte à l'apparent contraste qui peut exister entre une parole publique, politique au sens large et une politique, une technique de la parole. Entre la vigueur, l'implication de l'une et la neutralité, l'objectivité de l'autre.

J'évoque ce thème en faisant état d'un hiatus, mais seulement apparent, parce qu'il n'est pas loin de me concerner dans ma nouvelle vie professionnelle et de représenter, de l'avis de certains, une difficulté, voire une incompatibilité.

Alors que je n'ai jamais éprouvé la moindre discordance ni même son risque entre les facettes publiques, médiatiques et engagées de mon activité - qu'on se rassure, je ne me pousse pas du col ! - et ma volonté d'offrir à ceux qui viennent solliciter mes conseils en matière d'apprentissage, de perfectionnement et de maîtrise de l'expression orale l'enseignement à la fois le plus libre et le plus empirique possible.

Pour les premières, elles relèvent du citoyen devenu magistrat honoraire et délié de toute obligation de réserve et pour la seconde, de l'ancien avocat général à la cour d'assises de Paris qui a pratiqué le verbe durant plus de vingt ans et du président de l'Institut de la parole.

Craindre, comme j'ai pu ici ou là l'entendre, que l'esprit spontané et direct imposé par les débats médiatiques soit contradictoire avec la neutralité du formateur et la richesse de l'expérience ne me semble pas pertinent. Car cette inquiétude mêle ce qui précisément doit relever de deux registres différents impliquant, pour l'un, la passion orientée et, pour l'autre, la passion pure et nue. Pour le premier, la volupté de dialoguer, de s'opposer et de convaincre et, pour le second, le goût et le bonheur de communiquer d'abord le mieux possible avec soi puis, naturellement, avec autrui.

En effet la parole, pour bien surgir de soi, doit avoir été cultivée avec délicatesse dans le dialogue intime entre le silence et son contraire, entre l'être qui en a peur et celui qui y aspire. Dans cette retraite se préparent les apothéoses qui, proférées, étonnent autant qu'elles fascinent.

Derrière cette réticence à faire fond sur le professionnel de la parole à cause de la lumière projetée par le personnage public, j'ai souvent ressenti le reproche implicite ou explicite de m'abandonner avec trop de volupté aux exercices médiatiques et même, péché mortel, d'y trouver du plaisir.

Ce n'est pas le narcissisme ni la vanité qui m'habitent ou m'inspirent à l'occasion de ces émissions télévisées et/ou radiophoniques mais la seule satisfaction, et j'essaie de ne jamais déroger à cette règle, de demeurer moi-même, quel que soit le climat, la qualité des animateurs, des contradicteurs.

Il s'agit plus d'un défi qui me regarde que du contentement niais à être vu ou écouté. J'ajoute que ce grief serait très largement atténué, voire aboli si on savait ce que je refuse. Je n'y ai pas de mérite particulier mais le boulimique médiatique et l'histrion éperdu de soi, eux, ne manquent jamais une occasion pour ce type de représentation.

Ma chance est ma susceptibilité : par exemple, depuis une prestation infinitésimale au Grand Journal à cause d'un Antoine de Caunes désinvolte et superficiel, je réponds négativement aux invitations qui me sont adressées. Ce n'est pas de l'héroïsme mais j'en connais d'autres qui oublieraient l'offense pour se ruer, même une seconde, sous ces projecteurs.

Il y a tout de même, pour être honnête, entre la parole politique et la politique de la parole que je propose un dénominateur commun fondamental qui a trait, dans les deux situations, à l'absolue nécessité des vertus de liberté, de sincérité, de spontanéité, d'improvisation et de cette faculté irremplaçable, au sujet de n'importe quelle problématique, de la capacité de savoir penser contre soi. Ces valeurs devraient être aussi consubstantielles aux discours politiques, parlementaires, gouvernementaux et présidentiel, aux interventions médiatiques qu'à l'émergence au quotidien ou dans le cadre professionnel d'une parole convaincante, digne de ce nom.

Ce qui pourrait donc prêter à confusion et susciter une forme d'ambiguïté tient aux principes d'engagement, d'affirmation de soi pour un verbe de qualité, de force intellectuelle et de défi mesuré qui se trouvent à la base de l'ensemble des oralités valables, qu'elles soient publiques ou non, médiatiques ou discrètes, politiques ou judiciaires, techniques ou conceptuelles - toujours, partout, la parole même la plus dérisoire, sortie de l'utilitarisme concret, ne pourra jamais faire l'économie de soi, l'impasse sur soi. Sans complaisance, celui qui parle ne pourra jamais se trouver moins important que son propos : l'un et l'autre unis pour la vie.

J'espère que mon argumentation recueillera même l'assentiment de tous ceux qui, persuadés d'avoir en la parole un animal familier et prévisible, une amie sans surprise, ne viendront jamais me rencontrer.

J'attends seulement les conscients de leur imperfection.


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