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La France des sondages

Justice au singulier - philippe.bilger, 1/11/2012

La France qui m'émeut, aucun sondage ne parvient à la capter. Il faut la laisser nous transmettre elle-même sa vérité, ses leçons, sa diversité.

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Comme elle est belle, la France des sondages, mais comme elle est fausse!

Dans son excellente enquête et analyse sur le "panurgisme médiatique" (Marianne), Laurent Neumann n'évoque pas ce travers qui consiste à croire que les sondages sur les phénomènes de société offrent une représentation réelle de notre opinion publique. Il est vrai que ce n'était pas directement son sujet. Juste une critique : avec quelle superbe il renvoie dans leur coin, en les traitant de réacs, certaines personnalités médiatiques comme Elisabeth Lévy, Eric Zemmour ou Ivan Rioufol qui ont de la liberté, du talent et ne pensent pas comme lui !

Ce qui m'a inspiré ce billet est la publication régulière de sondages avec des pourcentages faramineux sur un certain nombre de thèmes sensibles, douloureux, controversés. Aussi bien sur l'euthanasie (89% des Français y seraient favorables selon l'IFOP) que sur le mariage homosexuel et autres sujets qui permettent aux citoyens questionnés, sur un plan général, de se fabriquer une image imperturbablement humaniste et admirablement progressiste (nouvelobs.com).

Dans ces sondages, la France s'invente, se rêve, se persuade qu'elle est exemplaire. Elle joue avec elle-même et se donne quartier libre. Elle s'évade. Elle ne se tape pas contre les murs et la pesanteur du monde. L'insupportable concret n'est pas à sa charge. L'euthanasie, aucun problème, l'homosexualité j'adore, laissez venir à moi tous les débats brûlants, tout ce qui ne m'affecte pas a mon approbation systématique. Comment peut-on attacher l'ombre d'une importance, d'une signification à ces plongées qui ne confrontent pas les Français à leur existence mais à la liberté illimitée du songe et du souhait ? Les prendre au sérieux, nous les présenter comme une appréciation collective plausible est méconnaître que le bonheur de ces sondages réside précisément dans le fait de s'échapper de soi. De masquer l'éprouvante ou terrible quotidienneté de ces pratiques de vie, de mort, la dure acceptation de ces orientations intimes derrière l'irénique abstraction d'avancées qui ne coûtent rien puisqu'on n'est pas directement, immédiatement concerné.

Les 89% de Français qui approuvent l'euthanasie pourraient, dans leur for intérieur, formuler la réserve suivante : sauf si demain elle touche ma famille, mes proches, ma personne. Elle serait la règle pour tous ces exercices désincarnés où l'opinion répond positivement, même avec enthousiasme, à des questions délicates, dangereuses précisément parce qu'elles ne se posent pas effectivement pour elle. Ce n'est pas à dire que demain, dans le cours de chaque existence, serait forcément rejeté avec simplisme ce que le sondage aurait au contraire validé. En tout cas, l'affrontement serait vécu dans la douleur, le malaise, même le désespoir.

Qu'on cesse, sans précaution, d'interpeller les Français sur tout et n'importe quoi. Certes on leur fait du bien dans l'instant. Héros dans la glace, citoyens à l'éthique et à la compréhension impeccables, prêts à assumer au figuré toutes les infortunes sombrement gérées au propre par d'autres.

Elle n'est pas belle, cette France des sondages, elle n'est pas que fausse. Elle est dangereuse parce que je suis convaincu que parfois c'est en son nom que des politiciens de droite ou de gauche cherchent à nous faire prendre des vessies pour des lanternes et des lois de confort et de facilité pour des libérations.

La France qui m'émeut, aucun sondage ne parvient à la capter. Il faut la laisser nous transmettre elle-même sa vérité, ses leçons, sa diversité.


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