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Quelle est la nature de l’action en cas de dépassement du périmètre d’une licence de logiciel : action en contrefaçon ou action en responsabilité contractuelle ?

K.Pratique | Chroniques juridiques du cabinet KGA Avocats - Laetitia Basset, Laurent Badiane, 26/10/2018

Par un arrêt du 16 octobre 2018 (l’ « Arrêt »), la Cour d’appel de Paris (la « Cour d’appel ») a saisi la Cour de Justice de l’Union Européenne (la « CJUE ») d’une question préjudicielle (la « Question préjudicielle « ) afin de déterminer la nature du fondement d’une action en cas de violation des stipulations d’un contrat de licence de logiciel par un licencié.
Par contrat daté du 25 août 2010 (le « Contrat »), la société IT Developement (« IT Development ») a consenti à l’opérateur de téléphonie mobile Free Mobile (« Free Mobile »), une licence sur un progiciel de gestion de projet décentralisé (le « Logiciel »).

Free Mobile a apporté des modifications au Logiciel en violation du Contrat qui l’interdisait expressément.

IT Development l’a alors assignée en contrefaçon de logiciel.

Par un jugement daté du 6 janvier 2017 (le « Jugement »), le Tribunal de grande instance de Paris (le « TGI ») a déclaré l’action en contrefaçon d’IT Development irrecevable et mal fondée au motif qu’ IT Development reprochait un manquement contractuel à Free Mobile qui doit être sanctionné au titre de la responsabilité contractuelle et non au titre de la contrefaçon.

IT Developement a alors interjeté appel et a saisi la CJUE de la Question préjudicielle.

Cet Arrêt est ainsi l’occasion (i) de rappeler le principe de non cumul et non option des responsabilités délictuelle et contractuelle (1) et de (ii) dresser un aperçu de la jurisprudence actuelle en matière de dépassement du périmètre d’une licence de logiciel impliquant la définition d’un critère fixe (2).

I- Le principe de non cumul et de non option des responsabilités délictuelle et contractuelle
a) Rappel du principe

La jurisprudence française a depuis longtemps posé le principe général du non cumul et de non option des responsabilités délictuelle et contractuelle (1) . Pour rappel, selon ce principe :

o il n’est pas possible de demander réparation de son préjudice sur le fondement délictuel et contractuel ; et

o si le dommage se rattache à l'exécution d'un contrat, il n'est pas possible d'en demander la réparation sur le fondement de la responsabilité délictuelle.

Ce principe permet d’éviter que le demandeur choisisse le régime qui lui serait le plus favorable et déjoue le régime spécifique qu’il aurait lui-même prévu par contrat (2) . Par exemple, l’éditeur de logiciel ne saurait s’en prévaloir pour évincer des clauses limitatives de responsabilité énoncées dans le contrat au profit du licencié.

b) Dérogations au principe

Comme le rappelle la Cour d’appel, les dérogations à ce principe sont, en principe, expressément prévues par le législateur, ce qui est le cas en matière de licence de brevets et de marques, mais qui n’a pas été prévue pour les licences de logiciel. (3)

Ainsi, l’action en contrefaçon de logiciel est prévue à l’article L.335-3 du CPI : « Est également un délit de contrefaçon la violation de l’un des droits de l’auteur d’un logiciel définis à l’article L.122-6 du CPI ».


Toutefois, lorsque l’éditeur a réservé certains droits dans le contrat, la jurisprudence considère qu’il n’y a pas d’atteinte au droit d’auteur, mais un simple non-respect d’une obligation contractuelle engageant la responsabilité contractuelle.

Pourtant, la question du fondement de l’action en cas de dépassement du périmètre d’une licence n’apparaît pas toujours si évidente et suscite des positions divergentes en jurisprudence imposant la fixation d’un critère de délimitation. (4)

II- Une jurisprudence fluctuante : la nécessité de déterminer un critère de délimitation
a) Panorama de la jurisprudence actuelle

Les juridictions du fond adoptent une position divergente sur la nature délictuelle ou contractuelle de l’action visant à sanctionner le dépassement du périmètre d’une licence de logiciel, même si la tendance actuelle semble favoriser le fondement contractuel.

Dans l’affaire Oracle c./Afpa, au terme de deux procédures d’audit diligentées par la société Oracle France (« Oracle France ») en 2005 et 2009 et de négociations n’ayant pas abouti, les sociétés Oracle (« Oracle ») avaient assigné l’AFPA en contrefaçon pour utilisation non autorisée du module Purchasing par 885 utilisateurs.

Le TGI de Paris avait débouté Oracle de sa demande en contrefaçon au motif qu’il ne s’agissait pas d’une affaire de contrefaçon mais d’un litige portant sur le périmètre du contrat et sur sa bonne ou mauvaise exécution. (5)

Au terme d’un audit, Oracle avait considéré que l’Afpa utilisait un module du logiciel sans avoir acquis les droits de licence correspondant à cette application et l’avait ainsi en contrefaçon.

Par un jugement du 6 novembre 2014, le TGI de Paris l’avait débouté de ses demandes considérant qu’il ne s’agissait pas d’une affaire de contrefaçon mais bien d’un litige portant sur le périmètre du contrat et sur sa bonne ou mauvaise exécution.

Par un arrêt daté du 10 mai 2016 (6) , la Cour d’appel a infirmé le jugement considérant qu’il fallait distinguer en fonction des sociétés : La société Oracle International Corporation serait titulaire des droits d’auteurs attachés au logiciel et donc la seule à pouvoir agir en contrefaçon, ce qui n’est pas le cas d’Oracle France liée à l’AFPA par contrat, et qui, en conséquence, ne peut agir que sur le terrain de la responsabilité contractuelle.

De même, il a été récemment jugé que l’action en contrefaçon est irrecevable à l’encontre du licencié dans la mesure où « il est donc clairement reproché à la société X A, des manquements à ses obligations contractuelles, relevant d’une action en responsabilité contractuelle et non pas des faits délictuels de contrefaçon de logiciel, de sorte que l’action en contrefaçon initiée par la demanderesse est irrecevable »
(7)

b) La portée de l’Arrêt : la nécessité de fixer un critère de délimitation

IT Development soutient que Free Mobile n’avait pas le droit de procéder aux modifications litigieuses en application de l’article 6 d Contrat intitulé « Etendue de la Licence ».

IT Development a alors assigné Free Mobile en contrefaçon et en responsabilité contractuelle.

Le TGI de Paris semble suivre la tendance jurisprudentielle et déclare l’action en contrefaçon irrecevable et mal fondée considérant que le dommage subi résulte de « l’inexécution des clauses de ce contrat et particulièrement de son article 6, que la responsabilité délictuelle doit être écartée au profit de la responsabilité contractuelle, et par voie de conséquence que l’action en contrefaçon assimilée à la responsabilité délictuelle doit être déclarée irrecevable ».

Mais la Cour d’appel quant à elle tâtonne: après avoir rappelé clairement le principe de non cumul des responsabilités, l’absence de dérogation en matière de licence de logiciel, elle poursuit finalement en indiquant que « Au cas d’espèce, les articles L.122-6 et L.122-6-1 du CPI, s’ils prévoient notamment les modalités particulières d’une modification d’un logiciel peuvent être déterminées par contrat, ne disposent nullement que dans ces cas une action en contrefaçon serait exclue. Il est en est de même des articles 4 et 5 de la directive 2009/24/CE dont ils sont la transposition.

Enfin, il est vrai que l’article 2 « Champ d’application » de la directive 48/2004/CE du 29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle, sans distinguer selon que cette atteinte résulte ou non de l’inexécution d’un contrat ».

Une partie de la doctrine dénonce d’ailleurs régulièrement l’application trop stricte du principe de non cumul et de non option. (8)

Il est permis d’espérer qu’avec cette Question préjudicielle, la CJUE tranche fermement la question de la nature du fondement de l’action en cas de dépassement du périmètre de la licence d’utilisation et fixe un critère clair et définitif de délimitation de l’action délictuelle et de l’action contractuelle pour mettre fin à l’insécurité juridique subie par les éditeurs de logiciel.

En pratique, la détermination d’un critère de délimitation entre les deux actions impactera le choix de la juridiction compétente et la rédaction des clauses de compétence : si la CJUE retient le fondement de la responsabilité délictuelle il conviendra de désigner le tribunal de grande instance qui a une compétence exclusive en matière de propriété intellectuelle, alors que le tribunal de commerce pourra être compétent si la responsabilité contractuelle est privilégiée.


(1) Chambre civile de la Cour de cassation, 11 janvier 1922, Pelletier c. Doderet.
(2) L’éditeur de logiciel peut souhaiter assigner en contrefaçon pour tenter d’obtenir des dommages et intérêts plus élevés plutôt que d’invoquer la violation d’un contrat au sein duquel le montant de l’indemnisation aura été capé. Néanmoins, en pareille hypothèse, il devra prouver la titularité des droits et l’originalité du logiciel.
(3) « Qu’en réalité lorsque le législateur entend déroger au droit commun en permettant à la partie lésée d’agir en responsabilité délictuelle contra un licencié qui enfreint l’une des limites de sa licence alors qu’il ne pourrait le faire en principe que sur le fondement de la responsabilité contractuelle, il prévoit alors expressément et très précisément cette dérogation, ainsi en matière de licence de brevet ou en matière de licence de marque ; b[qu’en revanche, en matière de licence de logiciel, le législateur n’a pas prévu de dérogation au terme de laquelle en présence d’un contrat de licence liant les parties, le régime de la responsabilité délictuelle prévaut sur celui de la responsabilité délictuelle » ;
]b
(4) Le contentieux des licences de logiciel dans tous ses états, Eléonore Varet, Semaine juridique Entreprise et Affaire n°10, 8 mars 2012, 1173 : « Contrairement à une idée répandue, l’action fondée sur la méconnaissance des droits du titulaire du logiciel n’est pas systématiquement traitée en jurisprudence sous l’angle délictuel ou laissée au choix du demandeur » .
Ainsi, « les actes réalisés sans autorisation du titulaire et se rattachant aux prérogatives légales du titulaire de droits (divulgation à un tiers, reproduction ou adaptation non autorisée etc.) seraient sanctionnées sur le terrain délictuel tandis que les agissements fautifs se rattachant aux prérogatives contractuellement spécifiés et caractérisés par un manquement dans les modalités de mise en œuvre des droits concédés seraient sanctionnés contractuellement.
Le critère de délimitation n’est pas aussi clairement établi en jurisprudence mais la contestation de la recevabilité de l’action de l’éditeur sur le fondement de la contrefaçon dans certaines hypothèses pourra constituer un moyen de défense efficace ».

(5) Jugement du TGI de Paris 6 novembre 2014 ;
(6) Arrêt de la Cour d’appel de Paris Pole 5 – Ch. 1, 10 Mai
(7) Jugement du TGI de Paris, 6 janvier 2017, N° : 15/0939
(8)
G. Viney, Pour une interprétation modérée et raisonnée du refus d’option entre la responsabilité contractuelle et responsabilité délictuelle (1994), 39, R.D. McGill 813 ; La nature de la responsabilité dans l’hypothèse de la violation du périmètre d’une licence de logiciel – Réflexions sur les difficultés d’application de la règle de non-cumul des responsabilités contractuelle et délictuelle, Pauline Léger, Docteur en droit, Chercheur associé au Cerdi, Université Paris-Sud, Université Paris-Saclay, Recueil Dalloz 2018 p.1320 : Ainsi comme l’indique Pauline Léger, Docteur en Droit : « Deux raisons justifient que le législateur déroge au principe du non-cumul : d’une part lorsque les régimes de responsabilité en concurrence sont en réalité proches et d’autre part, lorsqu’il apparaît inéquitable due des victimes d’un même fait dommageable soient traitées différemment. Aussi est-il envisageable que le législateur impose une application exclusive des dispositions relatives à la contrefaçon de droit d’auteur telles qu’exposées dans le code de la propriété intellectuelle dans les relations entre cocontractant. Ce choix pourrait être fondé sur la nature particulière de l’action en contrefaçon, qui protège un objet de propriété ».



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