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Georges Kiejman : le narcissisme des autres

Justice au singulier - philippe.bilger, 11/06/2013

Pour Georges Kiejman, les autres ne sont pas l'enfer mais le remède. Heureusement, il y a les juges.

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Dans le dernier remarquable Causeur, cette question cruciale est posée : qui jugera les juges ?

Au milieu de plusieurs contributions tentant de répondre à cette interrogation que la vigilance démocratique rend urgente, lancinante, surtout depuis le mois de mai 2012 où l'indépendance de la Justice est garantie au quotidien, un entretien en majesté avec Me Georges Kiejman par Elisabeth Lévy et Gil Mihaely annoncé par cette affirmation péremptoire : "Le problème des juges, c'est le narcissisme", aggravée dans le corps du texte par l'ajout de l'adverbe "incroyablement".

Georges Kiejman, avec lequel j'ai toujours eu des relations cordiales quoique espacées, demeure l'un de nos derniers avocats mythiques qui, par l'extrême intelligence alliée à la splendeur incisive du verbe, a su marquer son territoire dans l'univers politique comme dans les espaces culturel et judiciaire.

Si je m'en tiens à l'approche superficielle seule permise à ceux qui n'ont jamais été des amis intimes, les ombres projetées sur la personnalité et les comportements de Me Kiejman ont été très ciblées, et peu nombreuses. D'aucuns lui reprochent d'avoir eu une attitude de flagornerie et de dépendance excessive avec François Mitterrand. Il n'aurait pas été très heureux ni performant comme ministre délégué auprès du garde des Sceaux Henri Nallet.

Pour ma part, je n'ai pas aimé la virulence de ses joutes avec Me Metzner qui certes la lui a bien rendue, ni l'aigreur indélicate de son hommage ambigu après le suicide de ce dernier. J'ai détesté son étrange et inopportune intervention dans Le Figaro contre le juge Gentil et la qualification juridique d'abus de faiblesse pour la mise en examen de Nicolas Sarkozy. Pourquoi lui, si libre, a -t-il éprouvé le besoin de ce service commandé ?

C'est peu à sa charge. Pour un homme de son envergure et de son immense talent, on pourrait estimer que c'est trop. Avec tant de dons on se devrait, en effet, d'être bon en plus !

A l'évidence cela n'a jamais été le souci dominant de Georges Kiejman qui au fil des années s'est débarrassé de la pertinence pour se satisfaire de l'insolence.

L'entretien de Causeur nous le montre friand, et sans doute content de lui-même à cause de cette désinvolture même, de répliques de théâtre plus que de réponses de fond. Pourtant, certains thèmes sérieux sont abordés, notamment sur la politique pénale, les prisons, les peines plancher et les voies de recours, mais Georges Kiejman, avec une totale légèreté, une immaturité futile que paradoxalement il impute aux juges qualifiés de "grands enfants", presque une condescendance de grand seigneur dérangé pour rien, les évacue, les dénonce, les aborde ou les ridiculise d'un mot, d'une pique.

Il offre les saillies de son esprit, jamais la profondeur de sa pensée. Il est évidemment plus commode et facile de fuir grâce à une alacrité sommaire que de s'engager dans un débat qui exigerait bien plus de lui. A force, quand on a trop d'esprit, réfléchir vraiment devient presque insurmontable. Il y a une paresse à sortir de l'emporte-pièce.

Pour être aristocratique, le populisme, dans lequel tombe sans nuance Georges Kiejman, n'en devient pas moins insupportable.

Certes il est ancien pour ce qui concerne les journalistes car cet avocat brillant a toujours voulu soumettre la liberté d'expression à la loi pénale ordinaire, ce qui serait méconnaître la spécificité de cette délinquance immatérielle. Mais, pour les magistrats, même s'il donne une très belle définition du "bon juge" que son humanité distinguerait, il se permet cette outrance indigne de lui : "Beaucoup sont médiocres, certains franchement détestables. Et, avec ça, horriblement susceptibles!".

Je le rêverais aussi lucide et sévère à l'encontre de la masse des avocats mais manifestement le corporatisme et la solidarité réflexe ne sont pas le seul apanage des magistrats.

Mais je voudrais conclure sur ce narcissisme - admiration de soi, attention exclusive portée à soi-même, nous signifie le dictionnaire - qui serait "le problème des juges". Quel manque d'imagination alors que tant de défauts pourraient être plus légitimement reprochés aux magistrats au singulier ou en bloc à cause de certaines de leurs pratiques ou de leur déplorable esprit de corps ! Mais le narcissisme, pas vraiment, car il y a dans cette exagération de soi comme une conscience, une puissance, un orgueil qui malheureusement ne sont pas consubstantiels aux juges. Plutôt, comme souvent pour la psychologie humaine, Georges Kiejman pourfend chez les autres ce qu'il sent en lui, le risque de chaque seconde qu'il devine dans son être profond. Narcissique lui-même, il s'en libère en le prêtant à autrui.

De la même manière que j'abuse de l'accusation de médiocrité parce que trop souvent je me suis pris à succomber sous le poids de trop de réactions médiocres et à m'en soulager ainsi.

Pour Georges Kiejman, les autres ne sont pas l'enfer mais le remède.

Heureusement, il y a les juges.


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