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La "régression espagnole", l'avenir français ?

Justice au singulier - philippe.bilger, 1/01/2014

Ce qui m'importe est de montrer seulement que la complexité ne doit pas être étrangère à l'appréhension des tendances profondes d'une société et de l'humanité des conduites et des pratiques et que rien n'est nécessairement irréversible.

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Il faut parfois aussi se tourner vers l'Espagne, pas seulement vers l'Allemagne.

Le ministre de la justice espagnol, Alberto Ruiz Gallardon, va bientôt soumettre au Parlement un projet de loi sur l'avortement qualifié de "régression" par Le Monde qui semble exprimer en l'occurrence l'avis de beaucoup d'observateurs et de citoyens, notamment de femmes.

Ce qui m'interpelle dans cette affaire, et qui n'a pas été assez mis en évidence, est sa possible comparaison avec l'exemple français concernant le mariage pour tous, dont certains dans l'opposition ont affirmé que revenus au pouvoir, ils abrogeraient cette loi de 2013 à l'égard de laquelle une courte majorité de Français, si on en croit un récent sondage, demeure réticente.

Pour ma part, j'ai une certitude, en quelque sorte d'ordre technique et politique, et je formule une interrogation sur le fond.

Sur le premier point, l'Espagne nous démontre qu'une alternance de droite ou de gauche n'est pas forcément ligotée par les avancées réelles ou prétendues telles de ses prédécesseurs dans le domaine sociologique, des moeurs et des libertés. Sans être coupable d'une démarche antidémocratique, dès lors que les élections ont modifié, de manière décisive et opératoire, la configuration du paysage politique, la nouvelle équipe gouvernementale n'a pas à craindre, par timidité ou par concession à l'esprit public dominant, de faire valoir un autre regard et de proposer une autre vision. Je tire donc de cette analyse que si la droite en 2017 était à nouveau en charge de la gestion du pays, rien structurellement, techniquement ne l'empêcherait de supprimer ou de remettre en chantier des lois qualifiées de fondamentales par le pouvoir de gauche.

Par exemple, si elle l'estimait nécessaire, celle autorisant sur le mariage pour tous. On ne saurait alors, à cause de cette initiative et par principe, dénoncer une atteinte à la République.

Mon interrogation porte sur le fond. La comparaison que j'évoque me paraît éclairante parce qu'elle montre qu'au-delà du droit politique de reconsidérer les choses, il y a des impossibilités pratiques, concrètes, humaines pour les annuler. L'Espagne et la France ne sont pas sur le même registre et la première offre une opportunité intéressante pour analyser et nuancer les notions de régression et de progrès dans le domaine social ou des faits, des choix de vie.

La loi de 1985 autorisait l'avortement en cas de viol, si la santé physique ou psychique de la mère est menacée et s'il y a malformation du foetus.

Une loi, en 2010, en permettant l'avortement "sans condition de motif jusqu'à la quatorzième semaine de grossesse, avait considérablement libéralisé la législation postfranquiste de 1985" (Le Monde).

L'épiscopat espagnol et la droite conservatrice n'avaient pas cessé d'émettre de vives critiques à l'encontre de ce texte de 2010.

Le projet actuel imposera que la santé physique ou psychique de la mère soit touchée "de manière durable ou permanente" et exclut la malformation du foetus comme motif d'avortement.

Le ministre de la justice a déclaré "qu'on ne peut laisser la vie du foetus dépendre exclusivement de l'avis de la mère" et, sur le plan idéologique, "en avoir fini avec le mythe de la supériorité morale de la gauche".

La différence fondamentale entre la loi sur le mariage pour tous et les perspectives espagnoles tient au fait que la première est un bloc constitué d'un droit et d'une liberté uniques et qu'on ne saurait échapper à l'alternative de la conserver intégralement ou de l'effacer absolument. Il n'est personne de bon sens qui ne jugerait pas absurde et irréaliste cette seconde branche.

Elle équivaudrait à accepter l'idée de deux catégories d'homosexuels - ceux qui auront eu droit au mariage et ceux qui en seront privés. Quoi qu'on pense de ce bouleversement de 2013 - bien plus qu'un changement législatif : une révolution -, il sera hors de question, même pour la droite la plus rigide, de prétendre répudier ce qui a été autorisé et demeurera évidemment.

Le dispositif prévu par le gouvernement espagnol est plus complexe pour le raisonnement. Certes il va restreindre la plénitude de la loi de 2010 qui apparemment laissait beaucoup d'initiative aux femmes, aux mères mais, en même temps, il est articulé sur deux données humaines incontestables et consensuelles pour autoriser l'avortement même si d'aucuns regrettent que la malformation du foetus ne soit plus prise en compte.

Peut-on pour autant parler de "régression" parce que, sur le plan de l'évolution chronologique et politique, ce présent espagnol se substitue tout simplement à un passé différent ?

Enfin, dénoncer une "régression" est-il forcément si pertinent quand on favorise, en réduisant certes le champ, le consensus de la société même si clairement on change de cap en n'offrant plus tout à la subjectivité libre et diverse des femmes et des mères ? Si on réunit sur l'essentiel, le nécessaire même amputé en éliminant ce qui relève du bon vouloir et de l'égoïsme humain même justifié par d'excellentes raisons ?

Pas si simple.

Je n'ai pas de réponse.

Ce qui m'importe est de montrer seulement que la complexité ne doit pas être étrangère à l'appréhension des tendances profondes d'une société et de l'humanité des conduites et des pratiques et que rien n'est nécessairement irréversible.

Cette nouvelle année pose d'emblée de bonnes questions.


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