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Je suis un parasite !

Justice au Singulier - philippe.bilger, 3/12/2017

On a le droit de rêver. Je remercie Karl Lagerfeld de l'avoir permis au parasite intermittent que je suis.

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Je suis un parasite et je n'en ai pas honte.

J'espère ne pas l'avoir été tout au long de ma vie intellectuelle et professionnelle mais je ne me dissimule pas le bonheur que j'ai parfois éprouvé en entendant ou en lisant un propos que j'aurais aimé formuler, qui m'enlève en quelque sorte le mot de la bouche et n'appelle au fond qu'un sentiment de reconnaissance. Non seulement quelqu'un a pensé comme vous mais son expression est bien meilleure que celle que vous auriez pu avoir. Il y a alors de l'allégresse, bien plus que de la jalousie, à se tenir dans l'ombre de l'esprit ou de l'intelligence de telle ou telle personnalité.

Il faut évidemment risquer, le plus souvent, de s'avancer, de s'offrir à découvert sans constituer le parasitage comme le moyen confortable d'occulter la pauvreté de son univers.

Le temps d'une lecture et d'une adhésion, je suis devenu le parasite de Karl Lagerfeld.

Dans un entretien que celui-ci a donné au Figaro, il y a ses roideurs paradoxales coutumières mais je retiens surtout cette réponse qui me touche de près car elle concerne le "politiquement correct" et le délitement de "l'art de la conversation". Ce dernier est en effet en chute libre pour mille raisons mais d'abord parce que celui qui parle n'a plus pour objectif principal d'échanger et donc de laisser une place à l'autre mais de faire don sur un mode narcissique et étouffant de ce qu'il est. Non plus une discussion mais une représentation.

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Karl Lagerfeld est heureusement lucide quand on lui demande s'il n'a "jamais cédé au politiquement correct". "J'ai une opinion précise là-dessus. Soyez politiquement correct mais n'assommez pas les autres avec. Vous tuez l'art de la conversation ! Surtout si c'est "je lève le doigt et je donne une leçon de morale", il n'y a rien qui m'exaspère plus."

Qu'ajouter à cette décapante réplique qui met au premier plan la conséquence inévitable de tout discours conformiste : l'ennui qu'il inspire ? Parce que ce qui est prévisible, ce qu'on a entendu trop souvent au point de le savoir par coeur, ce qu'on a lu et qui a déroulé le même fil, ont pour morne rançon de faire "décrocher". Face à l'autre on tente de sauvegarder une apparence polie mais c'est dur. Rien de plus épuisant que d'être confronté à une pensée qui n'invente pas mais commente, souvent mal, un réel partagé et connu par tous. Et on glisse sur des textes, des contributions qui se contentent de se paraphraser eux-mêmes. On aspire à des pépites mais on a du plomb, à du neuf mais on a du répétitif qui en plus ne sait jamais ce que c'est d'être court !

Il faut que le politiquement correct, les poncifs qui rassurent quand on a besoin à tout prix de l'approbation de la majorité soient exceptionnellement brillants dans leur expression pour retenir tout de même l'intérêt. Mais c'est si rare. La disette de l'esprit suscite peu la richesse de la parole ou de l'écrit.

On comprendra alors pourquoi il n'y a nulle honte, quand la création est meilleure ailleurs, à se résoudre à la modestie du parasite. On en est presque à souhaiter que cette propension se généralise. Elle aboutirait ainsi à un monde où la bêtise et l'intelligence ne seraient plus égales, où l'obscurité de l'une et la lumière de l'autre ne se vaudraient pas. Mais où la première sagement irait se placer sous le joug de la seconde.

On a le droit de rêver. Je remercie Karl Lagerfeld de l'avoir permis au parasite intermittent que je suis.


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