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Kindle Unlimited d’Amazon : une licence globale privée en gestation

:: S.I.Lex :: - Lionel Maurel (Calimaq), 23/07/2014

L’annonce du lancement par Amazon de son offre Kindle Unlimited a déjà alimenté beaucoup de commentaires depuis quelques jours. En proposant dès la rentrée 2014 en France l’accès à plus de 600 000 ouvrages en streaming pour 9, 99 dollars … Lire la suite

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L’annonce du lancement par Amazon de son offre Kindle Unlimited a déjà alimenté beaucoup de commentaires depuis quelques jours. En proposant dès la rentrée 2014 en France l’accès à plus de 600 000 ouvrages en streaming pour 9, 99 dollars par mois, Amazon fait une proposition potentiellement disruptive pour tous les acteurs du livre numérique. Certes le modèle du streaming de livres sur abonnement existait déjà sur d’autres fournisseurs de contenus comme Oyster, Scribd ou Youboox en France, mais le Kindle Unlimited marque l’entrée d’un géant dans ce type d’offres, avec sa force de frappe en matière de catalogue couplé à son écosystème propriétaire.

Fermer les bibliothèques ?

Rapidement, on a vu un certain nombre d’articles arriver, estimant qu’avec ce modèle de streaming illimité, Amazon se rapprochait du service rendu par une bibliothèque dans l’environnement physique. Cette métaphore a déjà été aussi utilisée dans l’autre sens en soulignant qu’une bibliothèque était en somme une sorte de "Netflix pour les livres". Mais l’assimilation fonctionnelle la plus provocatrice entre les bibliothèques et Kindle Unlimited est venue du site anglais Forbes, sur lequel le chroniqueur Tim Worstall propose de fermer toutes les bibliothèques publiques du pays pour acheter avec les économies réalisées un abonnement à l’offre d’Amazon :

Fermons toutes les bibliothèques de prêt et payons à tous les citoyens un abonnement Kindle Unlimited d’Amazon [...] Notre pays dépense plus d’un milliard par an (en fait presque 1,7 milliards) pour soutenir le système des bibliothèques. Il y a soixante millions de citoyens en Angleterre, ce qui signifie que nous pouvons pour cette somme dégager peut-être 20 livres [...] pour chaque abonnement. C’est beaucoup moins que ce qu’Amazon demande en ce moment, mais je suis prêt à parier qu’une réduction importante pourrait être négociée pour une telle masse d’utilisateurs.

[...] Plus de titres, un accès plus simple et même la possibilité d’économiser des fonds publics. Pourquoi ne pas tout simplement nous débarrasser des bibliothèques physiques et acheter une abonnement Kindle Unlimited pour tout le pays ?

Le système ici proposé ressemblerait à une version extrême de licence nationale, système qui existe déjà pour les ressources électroniques dans les bibliothèques universitaires et de recherche : une somme d’argent est payée en bloc par un État pour donner accès à une ressource à l’ensemble des habitants sur son territoire.

Évidemment, une telle proposition repose sur un raisonnement biaisé, car elle revient à réduire les bibliothèques à une simple fonction de fourniture de documents, en oubliant complètement les bénéfices sociaux qu’elles produisent au-delà (externalités positives dont j’ai parlé ici). Certains bibliothécaires américains ont déjà réagi avec ce type d’arguments pour réfuter cette assimilation de l’offre Kindle Unlimited avec une bibliothèque et Neil Jomunsi l’a aussi fait de son côté, de son point de vue d’auteur.

Mais j’aimerais ici montrer qu’en comparant cette offre illimitée à une bibliothèque, on tombe dans un "piège métaphorique" qui nous fait manquer la nature réelle du Kindle Unlimited. Tout comme Spotify ou Deezer pour la musique, tout comme Netflix pour la vidéo (et Youtube également dans une certaine mesure), l’offre illimitée d’Amazon constitue en réalité une licence globale privée en gestation.

Licences globales privées

C’est d’ailleurs une évolution à laquelle on pouvait logiquement s’attendre, car il s’agit d’une pente que suivent les "offres légales" dans tous les secteurs. D’abord vendus en téléchargement à l’unité, les produits culturels font de plus en plus l’objet d’offres sous forme d’abonnement. Et une offre d’abonnement qui s’étend jusqu’à couvrir progressivement une grande partie du catalogue des oeuvres finit fatalement par ressembler à une "licence globale privée". C’est ce qu’expliquait de manière lumineuse Philippe Axel dans cet article il y a deux ans :

L’abonnement illimité est une forme de licence globale, mise en place par les acteurs les plus puissants du marché, à leur seul profit, et dont très peu de responsables de cette filière, très étrangement, ne contestent les modes de redistribution des recettes en fonction des usages aux créateurs, alors qu’ils expliquent par ailleurs que ce serait impossible à accomplir dans le cadre d’une contribution globale dans l’abonnement Internet. Ce modèle va de pair avec une logique de marketing ciblé et donc d’espionnage à grande échelle de nos moeurs culturelles. Et il va de pair aussi, avec l’interdiction des échanges non marchands ; et donc une surveillance et une répression de ces usages sans quoi rien ne sera possible, que ce soit par une Hadopi ou directement par le juge.

Il se reproduit dans le secteur du livre ce que nous avions déjà vu se mettre en place pour la musique et le cinéma. Les industries culturelles ont refusé la légalisation des pratiques de partage entre individus pour appeler au contraire les États à durcir la répression à leur encontre. Elles l’ont refusé malgré les propositions de mettre en place avec la licence globale un système de financement mutualisé sur la base d’un surcoût à l’abonnement Internet réparti ensuite entre les titulaires de droits.  Le discours légitimant cette position était que le partage en ligne aurait tué la possibilité de développer des "offres légales" payantes.

Schéma de la licence globale, par Galeop. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons.

Mais vu les phénomènes de centralisation et de concentration à l’oeuvre sur Internet, on voit bien que ce concept même d’offre légale bénéficie au final aux acteurs les plus puissants, capables d’agréger un large catalogue et d’en proposer l’accès par le biais d’une offre illimitée sur abonnement. Spotify, Deezer,  Amazon -  YouTube sans doute bientôt aussi pour la musique – suivent cette voie de l’illimité, qui est celle leur garantissant à terme le plus efficacement d’emporter la mise, en contrôlant l’essentiel du marché.

Depuis plusieurs années, des acteurs comme Apple ou Nokia ont tenté de lancer des offres qui ont été comparées à des licences globales, sans qu’aucune n’ait réellement rencontré le succès. Mais les choses sont à présent en train de changer. Au final, comme le résume très bien l’image ci-dessous, issue du blog CommitStrip, la licence globale publique, que nous aurions pu instaurer par la loi dès 2006, risque d’être remplacée par des "licences globales privées", dont l’effet sera de renforcer encore la position dominante des plus gros acteurs, au détriment des titulaires de droits eux-mêmes.

licence globaleCôté utilisateurs, la perte est aussi très forte, car malgré son apparente commodité, l’offre d’Amazon fait courir le risque d’une réduction drastique des droits essentiels du lecteur. Alors qu’avec la légalisation du partage, les internautes auraient pu retrouver un contrôle souverain sur les fichiers échangés, ils perdent avec le streaming d’Amazon toute maîtrise sur le système. Comme le dit Neil Jomunsi dans le tweet ci-dessous, le streaming n’est nullement une sortie en dehors de la logique restrictive des DRM. C’est au contraire une version perfectionnée du Droit de Regard de la Machine, avec une régression des droits culturels sur les contenus à une simple licence d’utilisation :

De l’intérêt de se déguiser en bibliothèque…

On le voit, le Kindle Unlimited constitue donc bien une licence globale privée en gestation, déguisée sous les traits en bibliothèque. Pour Amazon, il y a une raison "tactique" supplémentaire à se présenter sous les traits d’une bibliothèque de prêt, pour contourner la loi sur le prix unique du livre numérique, comme l’explique Guillaume Champeau sur Numerama :

Le service Kindle Unlimited d’Amazon est officiellement présenté comme une bibliothèque privée, qui propose à ses adhérents d’emprunter jusqu’à 10 livres numériques en simultané. Ou plutôt 10 fichiers, que les utilisateurs doivent "retourner" lorsqu’ils n’en ont plus l’utilité.

C’est dire toute l’hypocrisie générée par le montage juridique imaginé par Amazon. Le géant américain a ouvert aujourd’hui aux Etats-Unis son service Kindle Unlimited, qui permet d’avoir un accès illimité à une sélection de plus de 600 000 livres électroniques à lire sur un écran, pour 9,99 euros par mois. Mais officiellement, il ne s’agit pas d’un service de location. Il s’agit d’une bibliothèque privée, avec son propre règlement.

C’est ainsi qu’Amazon espère détourner en France la loi sur le prix unique de vente des livres électroniques, et son décret d’application qui ne laisse pourtant aucun doute sur le fait que la fourniture de fichiers de livres électroniques sous DRM est bien visé par le législateur.

Avant Amazon, Google avait déjà usé de la métaphore de la bibliothèque pour masquer ses intentions réelles. Le projet Google Books se présentait à l’origine comme un programme de bibliothèque numérique universelle, alors que la firme de Mountain View a cherché à le faire évoluer en une librairie monopolistique, avant d’être contré par la justice américaine.

L’illimité n’est que le revers de la guerre au partage

Il n’en reste pas moins que l’irruption de l’offre Kindle Unlimited soulève de vraies questions pour tous les acteurs de la filière. Pour les éditeurs et les auteurs, elle interroge en profondeur le concept "d’offre légale", qui s’avère de plus en plus être un piège que les industries culturelles se sont tendues à elles-mêmes… Pour les bibliothèques, elle interroge la mise en place d’offre d’eBooks à leur lecteurs, type PNB, qui paraissent grevées de désavantages très lourds par rapport à la fluidité de ce que pourra offrir Amazon.

Mais c’est surtout le refus obstiné de légaliser le partage d’oeuvres entre individus qu’il faut reconsidérer à la lumière de l’arrivée de ces offres illimitées massives, dans la musique, dans la vidéo et maintenant dans le livre. La France pourra bien essayer de brandir ses lignes Maginot légales pour essayer de contenir cette progression, mais on sent bien de plus en plus que le seul contrepoids réellement efficace réside dans le partage décentralisé entre individus.

Si vous voulez vous en convaincre, allez tester Popcorntime par exemple, logiciel de streaming en P2P pour la vidéo.Vous comprendrez vite que pour lutter contre un Netflix, les bricolages type raccourcissement de la chronologie des médias sont dérisoires, alors que la puissance du partage en réseau peut encore contrer les Leviathans numériques. Mais comme par hasard, les titulaires de droits s’acharnent contre ces dispositifs d’échanges décentralisés, au nom de la lutte contre le "piratage" en faisant par ailleurs directement le jeu des plateformes centralisées…

Le Kindle Unlimited d’Amazon n’est pas une bibliothèque ; il est un sous-produit de la guerre au partage, qui empêche Internet d’accéder à sa vraie nature de bibliothèque universelle…


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