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Je n'aurais pas serré la main d'Anders Breivik

Justice au singulier - philippe.bilger, 29/04/2012

J'admire la justice norvégienne mais je persiste. Je n'aurais jamais serré la main de Youssouf Fofana. Je n'aurais pas serré la main d'Anders Breivik. Aussi compréhensive et humaine qu'elle veuille apparaître, l'audience criminelle relève d'un autre registre que celui qui a cours loin d'elle. On n'a pas besoin d'une poignée de main pour savoir et se persuader que même le pire malfaisant est un homme.

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Il y a des procès qui n'en finissent pas d'agiter esprits et consciences. De nous faire osciller entre l'admiration pour un Etat de droit et l'étonnement devant certains comportements. Celui d'Anders Breivik en Norvège, sur ce plan, est indépassable.

Cet homme, le 22 juillet 2011, a massacré 77 personnes et depuis le 16 avril, après des expertises mentales contradictoires - l'une concluant à son irresponsabilité, à son grand dam, et l'autre retenant sa responsabilité -, il comparaît devant ses juges.

En amont, quand nous avons tous été saisis par l'horreur méthodiquement préparée et accomplie de ces meurtres et par l'effroi devant un cerveau aussi implacablement délirant, empli d'une idéologie aussi rigidement et obsessionnellement cultivée, il n'est personne, à quelques exceptions extrêmes près, qui n'ait été profondément admiratif devant ce petit et grand pays, cette démocratie exemplaire sachant, dans un consensus rare où indignation et émotion se mêlaient sans indécence, si bien résister à l'odieux et aux dérives que sa répression aurait pu entraîner.

Comme l'a remarquablement résumé Olivier Truc, "pour les Norvégiens, seule importe la victoire de l'Etat de droit sur un  homme qui pensait le mettre à mal" (Le Monde). Il formule cette appréciation au sujet du procès mais elle exprime ce qui est apparu comme l'attitude collective des citoyens norvégiens et de la classe politique face, pourtant, à un choc criminel inconcevable. Il y avait là la traduction d'une exigence appelant à d'autant plus de mesure et de dignité que l'ordre naturel des choses, les exigences élémentaires de l'humain, la compassion minimale pour son prochain avaient été gravement bouleversés. Il y aurait beaucoup à apprendre, pour nous Français, de cette fermeté éthique, de cette force juridique venant poser le sceau d'une inflexible sérénité sur une telle dévastation qui aurait pu emporter plus d'un principe. L'agitation de nos ripostes et notre frénésie législative sont aux antipodes de cette tranquillité si assurée d'elle-même qu'elle n'a même pas peur de se faire qualifier de faiblesse.

Est-ce à dire que nous ne sommes jamais surpris par une sorte de paroxysme dans la manifestation de ce que la justice norvégienne estime devoir à Anders Breivik ?

Deux procureurs, une femme et un homme, tiennent le siège du ministère public et la première notamment fait preuve d'un calme impressionnant, ne se départissant jamais à l'égard de l'accusé d'une politesse et d'une apparente objectivité qui me semblent la marque des pratiques exemplaires. Le rapport de force à l'audience, les décrets d'autorité et les rodomontades vulgaires, qu'ils soient le fait des présidents ou des accusateurs, représentent ce qu'il y a de pire dans l'expression judiciaire.

Pourtant j'avoue avoir été troublé, presque choqué, par le fait que ces deux procureurs accompagnés par quatre psychiatres se sont rendus l'un après l'autre auprès d'Anders Breivik pour lui serrer la main.

Je voudrais m'attacher exclusivement au comportement de ces deux magistrats, l'attitude des psychiatres étant moins singulière et provocatrice par rapport à notre conception de la justice criminelle même si évidemment rien de semblable ne pourrait se produire en France.

En attachant le plus grand prix à l'urbanité judiciaire, à la nécessité de ne pas faire de surenchère dans la mise en oeuvre d'une démarche qui s'inscrit clairement dans une structure de rigueur et de contrainte - le ministère public qui en "rajoute" fait à mon sens, dans notre univers français, dans le pléonasme -, je demeure toutefois réservé devant ce geste introduisant, dans le processus à venir, une familiarité, une banalité qui ont d'ailleurs offensé certains Norvégiens même si la plupart des observateurs l'ont compris et approuvé.

Ce n'est pas la même chose de laisser à l'accusé, dans l'espace judiciaire, le plus de latitude possible - il n'est pas menotté et peut faire d'emblée un salut provocateur par exemple - et de lui marquer une considération qui paraît inadaptée en un tel lieu. Comme l'a écrit un éditorialiste norvégien, "un comportement poli et correct lors du procès est une chose. Mais rien n'oblige à serrer la main d'un meurtrier".

Il faut tenter de percevoir ce qui motive cette volonté forcenée de faire comme "d'habitude". A l'évidence, il n'y a pas deux blocs distincts qui seraient totalement étrangers l'un à l'autre. L'humain et le judiciaire, au contraire, sont profondément liés et il serait hors de question d'expulser de l'audience la vraie vie, l'existence avec ses rites, ses règles, ses codes et ses délicatesses. On salue dans la quotidienneté, qu'elle soit ordinaire ou spéciale. Cet être, dont on sait qu'il appartient à notre humanité, on va le traiter comme un homme jusqu'au plus petit détail qui est de serrer la main à autrui quand on le rencontre.

Il y a sans doute davantage puisque ces deux procureurs étaient libres de leur choix et auraient pu s'abstenir d'aller vers Breivik pour lui offrir cette marque de proximité, cette preuve de civilité. Comme si de rien n'était. Mais cette poignée de main était moins destinée, d'une certaine manière, à l'accusé que pour se démontrer à eux-mêmes l'obligation de camper coûte que coûte dans une relation précisément civilisée. Cette poignée de main venait comme un barrage devant tout ce qui probablement, face à l'immensité de ces crimes, aurait risqué de déstabiliser et de rendre injuste. Elle vous enfermait par avance dans un carcan de tenue et de modération. Elle était déjà presque un acte de justice.

Je n'ose penser aux polémiques qu'aurait suscité chez nous, lors d'un procès emblématique à tous points de vue, une telle attitude. L'avocat général aurait été désapprouvé par tous sauf par l'avocat de l'accusé et les parties civiles se seraient élevées contre cette provocation. On aurait évoqué une mesure disciplinaire.

Imaginons qu'au début du premier procès de Youssouf Fofana, il me soit venu à l'esprit de procéder à cette incongruité d'aller lui serrer la main avant que les débats débutent. La famille d'Ilan Halimi, son avocat, le CRIF, BHL, la LICRA et le MRAP, le garde des Sceaux, le président de la République m'auraient accablé et pourtant je l'aurais fait condamner de la même manière avec les mêmes réquisitions.

Les familles des victimes en Norvége ont été aussi dignes et exemplaires que possible. Si elles ont été troublées par ces poignées de main, elles l'ont gardé pour elles.

J'admire la justice norvégienne mais je persiste. Je n'aurais jamais serré la main de Youssouf Fofana. Je n'aurais pas serré la main d'Anders Breivik. Aussi compréhensive et humaine qu'elle veuille apparaître, l'audience criminelle relève d'un autre registre que celui qui a cours loin d'elle.

On n'a pas besoin d'une poignée de main pour savoir et se persuader que même le pire malfaisant est un homme.


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