Actions sur le document

Le bel âge Pivot !

Justice au Singulier - philippe.bilger, 8/12/2019

Bernard Pivot tire sa révérence et quitte l'Académie Goncourt. Il lui manquera mais cela fait si longtemps qu'il nous manque, à nous. Il prend en quelque sorte sa retraite. Le bel âge Pivot.

Lire l'article...

Bernard Pivot, âgé de 84 ans, vient d'annoncer avec beaucoup d'élégance qu'il quittait la présidence de l'Académie Goncourt. Il prévient qu'il n'a pas l'intention ensuite de remonter sur scène (Le Figaro, Le Monde).

Par une association évidente, ce départ m'a fait songer à Apostrophes, l'émission littéraire qu'il avait créée et animée du 10 janvier 1975 au 22 juin 1990 sur Antenne 2 et qui représentait un rendez-vous médiatique irremplaçable, à 21 heures 30 (de 75 à 85) le vendredi.

Pour ma part, je ne crois pas avoir manqué un seul Apostrophes sauf pour des raisons impérieuses. J'attendais l'émission avec une vive impatience et je savais que je ne serais jamais déçu, quels que soient les invités, parce que l'essentiel dépendait de Bernard Pivot, de son alacrité, de sa curiosité et de sa finesse. Il aurait donné du talent à une buse.

Je sens bien ce qu'il y a d'amertume sur aujourd'hui, dans le registre culturel, avec cette nostalgie. Je ne crois cependant pas idéaliser ce passé: un gouffre le sépare du présent et de son clientélisme distingué ou vulgaire.

Bernard Pivot ne se contentait pas de faire venir sur son plateau des gloires confirmées et des carrières déjà bien installées. Il ne m'a jamais donné l'impression d'aller au secours d'un succès largement confirmé par ailleurs. Ou, alors, de manière exceptionnelle il offrait toute la place, de manière déférente mais sans hagiographie, à des "monuments', à des penseurs et à des écrivains dépassant de très loin le relativisme et la subjectivité des goûts.

Je suis persuadé, sur les plans littéraire, historique et judiciaire, qu'il aurait été en recherche, en découverte, en singularité. Houellebecq certes mais pas seulement. Dupond-Moretti évidemment mais une fois, pas pour son oeuvre intégrale. L'historien Gilles Antonowicz avec sa remarquable biographie de Pierre Pucheu - dorénavant il faut aussi, paraît-il, que le thème soit décent au regard de nos pudeurs ignorantes - aurait été invité par lui alors qu'il est quasiment ostracisé médiatiquement.

Il n'était pas de ceux qui cultivaient la redondance et gratifiaient certains de l'omniprésence. Il ne servait pas la soupe et ainsi chacun ne comptait que sur soi pour répondre à ses interrogations et lui offrir le meilleur.

Bernard Pivot avait lu tous les livres. Il s'en était tellement imprégné que son questionnement couvrait la palette entière de l'ouvrage et de son auteur, ne fuyant pas la superficialité quand elle était nécessaire et épousant la profondeur sans pédantisme si elle convenait.

Image

Surtout je garde en mémoire son ton vif, allègre, parfois critique mais sans la moindre agressivité, bienveillant mais sans l'ombre d'une flagornerie. Cela a totalement disparu depuis, aucune relève n'a été à sa hauteur. Le téléspectateur avait la certitude que l'animateur était libre, souverain dans ses jugements. Suis-je naïf mais ce prurit de marchandisation obscène qui gangrène tout, me semblait absent d'Apostrophes et cela permettait un abandon serein, intéressé aux échanges que Bernard Pivot favorisait sans disparaître lui-même.

Chercher à imiter la démarche de Bernard Pivot était voué à l'échec parce qu'elle était consubstantielle à son art de vivre et à sa passion du dialogue et de la lecture. Pour tenter de s'approcher de lui, il convenait de ne pas emprunter des chemins apparemment similaires mais aux antipodes de son questionnement : les seuls peut-être qui ont supporté la comparaison, dans un tout autre registre, ont été Eric Zemmour et Eric Naulleau et, encore très différent, Frédéric Taddéï.

Les qualités fondamentales dont Pivot faisait preuve - et le registre culturel ne les faisait pas forcément advenir - étaient l'intelligence, le regard pertinent et subtil sur le livre et la personnalité de l'auteur, et la curiosité, la volonté de ne pas s'enfermer dans ce que le littérairement correct avait déjà ostensiblement magnifié.

Jamais je n'ai éprouvé avec Bernard Pivot ce malaise que je ressens aujourd'hui. Celui qui naît d'une dépendance, de pressions, d'une sélection moins de qualité que de connivence. Il échappait à cette double facilité de la critique française: l'hyperbole ou la démolition. Une démarche confortable dans l'un ou l'autre cas.

Il se tenait au contraire à bonne distance et cette émission littéraire était décisive mon seulement grâce aux livres qui étaient présentés mais aussi parce que le talent de l'animateur, riche de tant de facettes, donnait envie de se plonger dedans.

La nostalgie d'Apostrophes est justifiée. Elle ne révèle pas le caractère réactionnaire de tempéraments désarmés par aujourd'hui. Non, c'était bien mieux avant.

Bernard Pivot tire sa révérence et quitte l'Académie Goncourt. Il lui manquera mais cela fait si longtemps qu'il nous manque, à nous.

Il prend en quelque sorte sa retraite.

Le bel âge Pivot.


Retrouvez l'article original ici...

Vous pouvez aussi voir...