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Luc Frémiot, bilan mélancolique d’une vie de magistrat

Chroniques judiciaires - Pascale Robert-Diard, 4/03/2014

Le hasard, ce jour d’avril 2012, fut une chance. Alors que l’actualité se concentrait sur un immeuble de Toulouse dans lequel le terroriste Mohamed Merah, encerclé par le RAID, vivait ses dernières heures, on assistait à l’autre bout du pays, … Continuer la lecture

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Je_vous_laisse_juges_Confidences_d_un_magistrat_qui_voulait_etre_libre_posterLe hasard, ce jour d’avril 2012, fut une chance. Alors que l’actualité se concentrait sur un immeuble de Toulouse dans lequel le terroriste Mohamed Merah, encerclé par le RAID, vivait ses dernières heures, on assistait à l’autre bout du pays, devant la cour d’assises de Douai, au procès d’une femme battue qui avait tué son mari. L’avocat général Luc Frémiot tenait le siège de l’accusation. Dès le début de son réquisitoire, on a senti qu’il se jouait là quelque chose de rare et l’on a maudit le stylo qui ne filait pas assez vite sur les pages du carnet pour retranscrire au plus près la conviction qui émanait de ses paroles.

Dix années d’un combat souvent solitaire contre les violences faites aux femmes s’incarnaient soudain dans cette accusée, mère de quatre enfants, qui était aussi la victime frappée, humiliée, violée de celui qu’un soir elle avait poignardé. Lorsque Luc Frémiot a requis son acquittement, il y avait autant de compassion à l’égard de cette femme et de ce qu’elle avait enduré que de rage contre tous ceux, dont lui-même, qui avaient échoué à prévenir ce drame.

(Lire le compte-rendu d'audience de ce procès exceptionnel)

Le récit de ce procès et celui du long combat contre les violences conjugales que Luc Frémiot a mené dans ses fonctions de procureur de la République de Douai (Nord) nourrit l’un des chapitres de son livre, Je vous laisse juges. Le bilan qu’il en dresse est mitigé. S’il exprime la fierté d’avoir alerté et agi contre ce fléau bien au-delà de sa juridiction, souvent dans l’indifférence de ses supérieurs hiérarchiques -  « Je n’ai  pas fait autant d’études pour m’emmerder avec des histoires de bonne femme », lui avait lancé un procureur général – il mesure aussi, avec la lassitude d’un Sysiphe, combien sont fragiles les avancées obtenues.

Cette mélancolie teintée d’amertume, se retrouve dans les autres chapitres de son livre. Sa déjà longue expérience de magistrat, confronté à la tragédie quotidienne des affaires criminelles jugées aux assises, a eu raison des idéaux avec lesquels on entre dans la carrière. « Je ne me suis jamais habitué à entrer dans un palais de justice, écrit celui qui les hante depuis plus de vingt ans. « Ce que je ressens correspond plus à cette certitude qui peu à peu se cristallise, cette conviction d’un décalage, d’une trahison, d’un schisme définitif avec ce que l’on attend de nous. » A « l’angoisse » qu’il lit dans les visages de tous qui sont confrontés à la justice, il a moins de réponses rassurantes à apporter que de questions : « Pourquoi la société exige-t-elle de nous une explication, une assurance tous risques à tous les maux, une obligation de sécurité et de justice sans vouloir admettre l’inextricable complexité des hommes ? », s’interroge-t-il.  Sa place d’ « avocat de la société » - un titre qu’il préfère à celui de procureur ou d’avocat général – le porte à se situer du côté des victimes, dont il affirme qu’elles restent, en dépit des consignes édictées par les gardes des sceaux successifs, « les grandes oubliées » de la justice.

Cette fonction a aussi distendu les liens noués avec plusieurs avocats de la défense, sur lesquels il pose un regard sévère. Des amitiés s’y sont même brisées comme celle qu’il a longtemps entretenue avec le pénaliste Eric Dupond-Moretti, dont le nom n’est jamais cité mais dont on reconnaît le portrait entre les lignes. A ces pages de règlements de comptes, on préfère les croquis souvent drôles que Luc Frémiot fait de ses collègues magistrats et ceux consacrés aux présidents de cour d’assisses, ces personnages essentiels et méconnus du procès pénal, auxquels il rend hommage. De ce livre, on retient surtout sa sincérité. Celle qui le fait s’interroger sur l’envie de raccrocher sa robe d’avocat général et qui lui fait écrire qu’à chaque nouveau procès d’assises, lorsque la cour et les jurés ont suivi ses réquisitions de peine, il éprouve ce mélange complexe « de satisfaction intellectuelle et de grand désespoir. »

 

Je vous laisse juges. Confidences d’un magistrat qui voulait être libre. Michel Lafon. 297 p. 17 €


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