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En marche vers une « gadgétisation » des droits culturels avec Françoise Nyssen ?

– S.I.Lex – - calimaq, 9/04/2018

Voilà bientôt une dizaine de jours qu’une polémique a éclaté à propos de l’idée de faire voyager La Joconde en France. Le gouvernement semble envisager cette possibilité en dépit des avis défavorables des experts eu égard aux risques de détérioration de l’oeuvre et au coût exorbitant d’une telle opération (30 millions d’euros !). C’est pourtant …

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Voilà bientôt une dizaine de jours qu’une polémique a éclaté à propos de l’idée de faire voyager La Joconde en France. Le gouvernement semble envisager cette possibilité en dépit des avis défavorables des experts eu égard aux risques de détérioration de l’oeuvre et au coût exorbitant d’une telle opération (30 millions d’euros !). C’est pourtant une des propositions qui ressortent du plan « Joconde, etc… Culture près de chez vous » dont le lancement a été annoncé à la fin du mois dernier par la Ministre de la Culture Françoise Nyssen.

L’idée générale consiste à promouvoir une série d’actions afin de lutter contre le phénomène des « zones blanches » ou « déserts culturels », à savoir les 86 portions du territoire national les moins bien pourvues en équipements culturels (Outre-Mer, Loiret, Eure, Moselle, etc.). Pour remédier à cette situation, le plan comporte une liste de mesures visant à délocaliser des activités culturelles, avec un focus particulier sur la mise en circulation des collections des musées :

Un catalogue de chef d’œuvres « iconiques » et déplaçables doit être élaboré par un expert. Ce « commissaire général » dont le nom n’a pas encore été annoncé devra lister les « désirs » des territoires culturellement peu pourvus en musées ou théâtres (des « zones culturelles blanches »), et voir ensuite avec les grands musées nationaux concernés quelles toiles et sculptures peuvent être déplacées sans risque. Les chefs d’œuvre pour lesquels tout mouvement est déconseillé, en raison de leur grande fragilité, seront numérisés et présentés via des écrans dans 200 nouvelles « Microfolies », ces petits musées mobiles et numériques, au nombre d’une dizaine actuellement.

Au-delà du plan en lui-même, il est important de relever que son annonce a constitué pour Françoise Nyssen la première occasion depuis son entrée en fonction de mobiliser la notion de « droits culturels » pour justifier la mise en place d’une politique. Elle a notamment déclaré lors du discours de présentation :

Les droits culturels ne sont pas des droits accessoires, il faut faire vivre la culture loin des dorures.

Or il paraît assez périlleux de recourir à une telle notion au soutien de ce genre de mesures et il me semble même que cette opération comporte un risque de « gadgétisation » des droits culturels qu’il convient de contrer immédiatement pour ne pas voir leur potentiel émancipateur se perdre dans les sables de la communication et de la récupération.

Et si on prenait les droits culturels au sérieux ?

Il faut tout d’abord rappeler que les droits culturels ont fait leur entrée dans le droit français avec la loi NOTRe adoptée en 2015 :

La responsabilité en matière culturelle est exercée conjointement par les collectivités territoriales et l’Etat dans le respect des droits culturels énoncés par la convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles du 20 octobre 2005.

Les droits culturels sont issus d’un riche corpus de textes internationaux relatifs aux droits fondamentaux. L’appellation a fait son apparition dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 et se retrouve dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1976 sous la forme d’un « droit à participer à la vie culturelle« . Plusieurs textes ont ensuite précisé les contours des droits culturels, comme la Déclaration universelle sur la Diversité Culturelle de 2001 ou la Déclaration de Fribourg qui y rattache les droits à l’identité culturelle, à l’accès au patrimoine, à l’éducation, à l’information, etc.

La galaxie des notions qui gravitent autour des droits culturels.

Or le « droit de participer à la vie culturelle » n’est pas un concept à prendre à la légère. Il porte en lui l’idée d’une participation citoyenne à la définition et à la mise en oeuvre des politiques culturelles, avec une attention particulière portée à l’effectivité et à l’appropriation des droits fondamentaux. Cette vision exigeante est notamment défendue en France par l’UFISC (Union Fédérale d’Intervention des Structures Culturelles), qui a accompli un remarquable travail pédagogique autour des droits culturels. Cette fédération d’acteurs de l’économie solidaire a notamment produit une note introductive qui met bien en lumière la dimension politique et émancipatrice des droits culturels :

Les droits culturels peuvent être définis comme les droits et libertés d’accès et de participation aux ressources nécessaires au processus d’identification culturelle développé tout au long de sa vie. Chaque personne est reconnue comme être de culture.

[…]

Les droits culturels impliquent la discussion des libertés pour faire humanité ensemble. En prenant comme référence les droits humains universels, l’identité culturelle n’est jamais figée. Au contraire, elle progresse vers plus de liberté en étant attentive aux différends, en entendant les autres identités dans leur liberté. La personne en négocie les interactions pour accorder plus de libertés aux autres et renforcer sa propre autonomie de personne libre et délibérante.

[…]

Combinant les impératifs de participation citoyenne, de recherche fondamentale et appliquée, tout autant que de partage des savoirs, des pratiques, des croyances et des imaginaires, les textes porteurs du référentiel des droits culturels nous rappellent les objectifs de progrès humain, dans toutes ses déclinaisons sociales, qui font le socle d’un bien vivre ensemble et de justice sociale. Considérant que la culture, tant par sa dimension patrimoniale que par sa dimension créatrice, constitue un commun de l’Humanité, il est préconisé l’affirmation d’une politique publique pour une société humaniste, fondée sur la dignité humaine et les relations entre les personnes. La participation des personnes, la concertation avec la société civile, pour sa construction et sa mise en œuvre dans un principe d’ascendance sont alors déterminantes.

Une logique descendante et condescendante

Or qu’en est-il de cette dimension de participation citoyenne, de concertation avec la société civile et d’ascendance dans le plan « Culture près de chez vous » ? Difficile d’en trouver la moindre trace, et notamment dans la partie relative à la mise en circulation des oeuvres des musées.

On nous explique en effet que la liste des « oeuvres déplaçables » sera établie par « un expert » chargé de sonder les « désirs » (!!!) de territoires identifiés comme « déserts culturels ». Cette appellation – tout comme celle de « zones blanches » – est déjà en elle-même franchement condescendante, puisqu’elle sous-entend que les populations habitant ces territoires défavorisés seraient « dépourvus de culture » et qu’il faudrait combler ce « vide » en leur apportant certaines des oeuvres emblématiques des grands musées parisiens…

Mais c’est surtout sur la méthode que le bât blesse, car cette logique « d’expertise » visant à nommer un « commissaire général » pour établir à la place des individus quels sont leurs « désirs » en matière de culture reste terriblement descendante. Elle paraît aux antipodes de ce que sont les droits culturels en tant qu’ils impliquent la participation effective des personnes à la détermination des politiques culturelles qui les concernent.

Il y a quelque chose dans cette démarche qui relève de la « violence symbolique », au sens où Bourdieu entendait cette notion, dont on sait que les musées ont toujours été des vecteurs privilégiés (illustration récente). N’y a-t-il pas même une certaine forme de « colonialité » dans cette idée d’envoyer des oeuvres incarnant la « culture légitime » dans des zones étiquetées comme des « déserts culturels » ?

Source : Gallica BnF.

Ces délocalisations d’oeuvres risquent fort de ressembler à des « expositions coloniales à l’envers », où ce n’est plus un pavillon colonial qu’on installe dans la capitale, mais la capitale qui consent à expédier dans les marches de l’empire des oeuvres identifiées à LA culture… Pouvait-on au final imaginer quelque chose de moins compatible avec l’esprit des droits culturels ?

Le numérique employé à contre-sens…

Le volet numérique du plan « Culture près de chez vous » n’est pas en reste, tant il paraît lui aussi en décalage avec la philosophie des droits culturels. Il est pourtant indéniable que la numérisation des oeuvres pourrait constituer un moyen de favoriser la diffusion et l’appropriation du patrimoine par le plus grand nombre, mais encore faudrait-il pour cela utiliser les technologies dans un sens qui « augmente » les droits des personnes dans leur rapport à la culture. Or le Ministère semble plutôt vouloir utiliser le numérique surtout pour « imiter » l’environnement physique, notamment à travers cette idée de « Micro-Folies » :

Françoise Nyssen veut soutenir le déploiement de deux cent Micro-folies (dont cinq existent déjà et quarante-sept sont planifées) sur tout le territoire. De manière pérenne ou tournante, ces espaces aménagés dans des lieux existants (mairies ou médiathèques) donnent accès via une technique numérique de haute précision aux plus grandes œuvres d’une douzaine d’institutions nationales (Louvre, Centre Pompidou, Quai Branly, Orsay, Institut du monde arabe, Grand Palais, château de Versailles, mais aussi Opéra de Paris ou Festival d’Avignon…). Des ateliers dans l’esprit fablab y sont associés.

Ce genre de propositions me fait penser à des gens qui se féliciteraient d’arriver à faire rouler des avions, alors qu’ils sont fait pour voler ! Car si des reproductions en haute définition des oeuvres sont réalisées, pourquoi en confiner la diffusion dans ces « Micro-Folies » ? Ce dispositif continue en effet à reproduire la logique « d’offre culturelle » et de « sélection par des experts » dont le numérique pourrait au contraire nous affranchir. Pourquoi ne pas au contraire mettre ces reproductions à disposition de tous sur Internet pour en favoriser la libre réutilisation partout en France (et au-delà !) ?

Plusieurs grandes institutions culturelles étrangères comme le Rijks Museum d’Amsterdam, le Getty Museum de Londres, le Metropolitan Museum de New York ou récemment la Finnish National Galery ont déjà fait ce choix de la libre diffusion des oeuvres du domaine public qu’elles numérisent. Une telle démarche reste au contraire encore très rare en France parce que les institutions culturelles imposent en général de sévères restrictions à la réutilisation des oeuvres numérisées. Si je prends à nouveau l’exemple de la Joconde, on constate sur le portail de la RMN (Réunion des Musées Nationaux) qui en diffuse la reproduction numérique, que celle-ci est soumise à un copyright et ne peut pas être réutilisée sans s’acquitter d’une redevance.

Un copyright douteux sur cette photographie de la Joconde, qui fait que je n’ai même pas théoriquement le droit de poster le regard de Mona Lisa sur ce blog sans commettre une illégalité…
A l’inverse, j’ai tout à fait le droit de réutiliser ce Van Gogh pour illustrer ce billet, mais c’est la Finish National Galery qui me le donne et j’aurai bien du mal à trouver l’équivalent en France…

Or l’an dernier, une bibliothèque a très bien montré comment la liberté de réutilisation pouvait être mobilisée intelligemment pour favoriser l’accès au patrimoine sur un territoire. La médiathèque de Pézenas dans l’Hérault a eu l’idée de récupérer une sélection d’images mises à disposition par le Metropolitan Museum pour réaliser l’exposition « MET In’ Out' » :

Nous avons donc sélectionné 65 œuvres parmi toutes celles disponibles, afin de construire une exposition cohérente, installée sur 4 médiathèques, et ce pendant 4 mois. Le public est invité à admirer les œuvres bien entendu, comme dans toute exposition, mais nous avons rajouté un petit « plus » : Tout le monde peut repartir avec les œuvres de son choix. Trois options s’offrent à ceux qui souhaitent repartir avec les œuvres sous le bras : soit venir avec son papier -du papier épais, genre papier aquarelle- et repartir gratuitement avec l’œuvre imprimée, soit nous fournissons la reproduction déjà imprimée à prix coûtant, soit 30 centimes d’euro. La dernière possibilité est de charger toute l’exposition sur clé USB à l’accueil des médiathèques.

Le paradoxe, c’est qu’il faille se tourner vers des images diffusées par une institution américaine pour monter ce type d’initiatives, alors qu’il serait quasiment impossible de trouver l’équivalent en France, hormis de trop rares exceptions (ici ou ). Or ces restrictions à la réutilisation des oeuvres du domaine public numérisées sont des entraves à l’exercice plein et entier des droits culturels. Même en multipliant leur nombre, les « micro-folies » que le Ministère veut favoriser ne permettront pas de remédier à ces limites, car le concept reste encore ancré dans le paradigme d’une « rareté artificielle » dont le numérique aurait justement l’intérêt de nous libérer.

Si au contraire ces images étaient librement diffusées sur Internet, une myriade d’acteurs – publics ou privés – pourraient s’en emparer pour faire vivre le patrimoine sur les territoires, avec la possibilité de choisir par eux-mêmes une sélection sans avoir à passer par le filtre « d’experts » et avec la liberté de déterminer comment les réutiliser sans qu’on le pense à leur place. Voilà comment le numérique pourrait venir « outiller » les droits culturels en donnant une effectivité au « droit de participer à la vie culturelle » qu’ils impliquent.

Se donner des moyens dignes des droits culturels

Pour toutes ces raisons, il me semble que le plan « Culture près de chez vous » traduit une forme de « gadgétisation » des droits culturels et il est assez malvenu que cette notion ait été pour la première fois employée publiquement par la Ministre dans un tel contexte. Car si les droits culturels sont inscrits à présent dans la loi française, nous sommes entrés dans une phase très importante où leur interprétation va peu à peu de se fixer à travers la manière dont les pouvoirs publics vont les implémenter. Françoise Nyssen a beau déclarer que les droits culturels ne «sont pas des droits accessoires», ils occupent une place tout à fait résiduelle dans ce plan, parce qu’on a méthodiquement « oublié » en cours de route leur dimension démocratique et citoyenne.

Mais ce sont aussi les financements alloués à cette opération qui trahissent la faiblesse des ambitions ministérielles à l’endroit des droits culturels. On annonce des crédits supplémentaires de l’ordre de 6,5 millions d’euros par an qui paraissent bien faibles, surtout si on les met en rapport avec les 30 à 35 millions que coûterait le seul déplacement de la Joconde à Lens ! Même si le Ministère parle d’une augmentation jusqu’à 10 millions par an d’ici à 2022, cela restera encore dérisoire comparé à d’autres mesures. A lui seul, le fameux Pass Culture (idée de donner à chaque jeune de 18 ans 500 euros pour des achats culturels) devrait coûter la bagatelle de 425 millions d’euros par an ! Or on espère que Françoise Nyssen ne se risquera jamais à invoquer les droits culturels pour justifier la mise en place de cette mesure. Car le Pass Culture revient purement et simplement à amputer une part considérable des crédits publics alloués aux politiques culturelles pour les transformer en une méga-subvention aux industries du secteur dont l’allocation sera décidée par les mécanismes du marché ! Mais cette façon de réduire l’accès à la culture à de la consommation de biens culturels va recevoir un budget 60 fois supérieur à celui alloué à la réduction des inégalités territoriales…

***

A condition que les citoyens s’organisent collectivement pour s’en emparer, les droits culturels peuvent constituer un puissant instrument de critique et d’évaluation des politiques publiques, d’où l’importance de ne pas les laisser dégénérer en de simples « éléments de langage » servant à enrober les annonces ministérielles.


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