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Rebelle, rebelle !

Justice au singulier - philippe.bilger, 11/08/2014

Peut-être faut-il pour conclure faire un sort à ces rebelles du silence et de la discrétion, ces personnes ancrées sur des valeurs et des principes, suivant leur sillon et à la détermination redoutable. Non plus une rébellion tonitruante mais un défi à l'air du temps, au pire de notre époque. Une révolte douce et familière dans le quotidien. Des rebelles qui ne clivent pas mais réconcilient. Les bons sentiments comme une provocation.

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David Bowie m'a inspiré pour ce titre mais ai-je le droit de l'utiliser alors que je ne suis pas un rebelle ?

Cette interrogation grotesque nous permet d'entrer dans le vif de cette controverse aberrante qui a opposé d'un côté l'écrivain Edouard Louis et le philosophe Geoffroy de Lagasnerie et, de l'autre, Marcel Gauchet, "l'un des plus éminents philosophes français" selon les organisateurs de la prochaine édition des Rendez-vous de l'Histoire prévus à Blois, du 9 au 12 octobre, avec pour thème : Les Rebelles (Le Monde).

Marcel Gauchet était convié à prononcer la leçon inaugurale et cette invitation avait suscité "stupéfaction" et même "dégoût" de la part de nos "deux ayatollahs en culottes courtes" qui appelaient au boycott de la manifestation et jugeaient "inacceptable" que ce "néo-réactionnaire" qui ne s'était jamais opposé qu'au progressisme puisse ainsi être célébré.

"Ayatollahs en culottes courtes" et "néo-réactionnaires" correspondaient aux gracieusetés dont les deux camps s'affublaient.

Une fois réglée cette fausse difficulté - il est évident qu'il n'est pas nécessaire d'être soi-même rebelle pour être légitime en théorisant sur la rébellion -, il me semble intéressant tout de même d'approfondir ce concept, cette attitude et de tenter d'appréhender ce qu'il impliquent.

Louis et son compagnon philosophe - d'autres, dont Didier Eribon, se sont joints à eux par la suite - s'insurgent contre Gauchet qui ne s'est jamais rebellé dans la vie que "contre les grèves de 1995, le mariage pour tous, Bourdieu, Foucault et la pensée 68, au service donc des idéologies néfastes et inquiétantes".

Assimilant la rébellion au progressisme selon la définition étriquée et partisane qu'ils en donnent, ils n'inscriraient la première que dans un espace idéologique en récusant sa part humaine et psychologique qui est fondamentale, en tout cas indifférente au contenu même de la rébellion.

Ainsi il y a des rebelles conservateurs, réactionnaires aussi bien que modernistes. Des rebelles contre l'ordre établi ou le désordre chronique. La rébellion n'est pas une affaire de pensée mais une question d'attitude. Un état d'esprit. Une pulsion de l'être. Une volonté de ne pas se laisser emporter par le flot de gauche ou de droite.

La rébellion n'a rien à voir également avec l'âge et n'est pas naturellement dévolue à la jeunesse car il y a des tempéraments rebelles qui le demeurent ou le deviennent avec la maturité, quand les illusions, par exemple, se sont dissipées pour faire place aux indignations et aux résistances. J'entends bien comme il est facile pour nos deux jeunes bretteurs de renvoyer Gauchet dans sa génération en le prétendant hors d'usage pour la rébellion.

Heureusement, l'audace de l'esprit, la force de l'âme et la singularité rétive de certaines identités ne se laissent pas encaserner et leur souffle défie le temps.

Au risque de mécontenter les deux partis, je voudrais souligner que personne ne peut s'approprier la démarche de rébellion dès lors que, sur n'importe quel registre et quel que soit leur âge, les personnalités qui briguent cet honneur de la contestation et du refus sont elles-mêmes très, voire trop intégrées dans le système politique, culturel et médiatique. Il convient d'être sensible au ridicule et ne pas se plaindre d'un ostracisme alors qu'invité partout à exprimer qu'on est exilé, de fait on ne l'est plus.

Cependant, le partage est parfois malaisé à effectuer entre une intégration et une adaptation telles à l'institutionnel que toute volonté de rupture serait digérée et banalisée et d'autre part, une intégration superficielle qui vous place dans le système mais n'en fait pas de vous un membre totalement accepté.

Il est clair en tout cas que Marcel Gauchet ainsi qu'Edouard Louis, exploitant son formidable et justifié succès de librairie et d'existence, ne peuvent se prévaloir d'être des "rebelles", même pas de pouvoir donner des leçons à ceux qui prétendraient abusivement jouer ce rôle.

L'un et l'autre sont insérés dans un processus officiel de consécration et de validation qui jure avec une revendication de rébellion. Une institution au propre et au figuré est forcément désaccordée avec cette dernière. Un rebelle à mi-temps n'est pas concevable. Jamais d'eau dans son vin !

Par conséquent, rien ne me paraît plus efficace pour "tuer" un rebelle que de lui offrir une adhésion entière. Il n'y a donc pas, ou trop peu, de rébellion si celle-ci, avec la dissidence qu'elle porte et la minorité qu'elle représente, est trop largement approuvée. Elle perd alors son soufre pour devenir consensus. Le rebelle cède la place au personnage public et s'il combat, c'est dans un univers privilégié qui le comble à un double titre : dans un confort atypique.

A partir de ces éléments, on élimine aisément de la catégorie des rebelles quelques personnalités souvent citées qui d'ailleurs ne se sont jamais vantées d'en être. En vrac, BHL, Alain Finkielkraut, Alain Badiou, Eric Zemmour, Régis Debray, Jacques Attali, Eric Dupond-Moretti, Roselyne Bachelot et Gérard Depardieu par exemple.

Et Edouard Louis, Didier Eribon, avec Marcel Gauchet.

Des rebelles qui au mieux ruent dans des brancards soyeux.

Mais s'il me fallait à toute force opter pour des rebelles d'aujourd'hui, j'irais plutôt vers Olivier Besancenot, Henri Guaino, parfois Jean-Luc Mélenchon, Robert Ménard ou Alain Soral. Aucune cohérence dans cet énoncé ni bienséance éthique mais la rébellion frappe où elle veut, qui elle peut. La transgression ne crée pas le rebelle mais le gratifie souvent de l'aura d'une solitude qu'obscurément il appelle de ses voeux.

Peut-être faut-il pour conclure faire un sort à ces rebelles du silence et de la discrétion, ces personnes ancrées sur des valeurs et des principes, suivant leur sillon et à la détermination redoutable. Non plus une rébellion tonitruante mais un défi à l'air du temps, au pire de notre époque. Une révolte douce et familière dans le quotidien. Des rebelles qui ne clivent pas mais réconcilient. Les bons sentiments comme une provocation. Jean-Jacques Goldman en est une parfaite illustration.

On est loin de nos rebelles en chambre et de nos disputes d'universitaires.


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