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Shakespeare perd le Nord

Justice au singulier - philippe.bilger, 15/12/2013

Ces morts-là, singulières, surgissant comme des provocations dans un monde tentant avec bonne volonté de mieux se tenir, nous rappellent que l'humanité est encore loin du compte. Et que Shakespeare avait tout dit.

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Nos démocraties sont certes imparfaites mais des gouvernants de bonne foi se battent pour les rendre meilleures.

Les massacres collectifs, les tueries de masse, en Afrique ou ailleurs, nous indignent et la France n'est pas la dernière à protester et à intervenir.

Mais les meurtres, les exécutions dans un univers clos comme un étouffoir, un piège à humanité ?

Mais l'arrestation brutale, le procès expéditif et la mort tout de suite après ? En quatre jours, tout a été réglé, consommé.

En Corée du Nord, son jeune président Kim Jong-un a fait fusiller son oncle et mentor Jang Song-taek. Lassé des leçons de cette homme de 65 ans dans les arcanes du pouvoir depuis quarante ans, craignant son influence et désireux d'amplifier sa propre emprise sur le parti et sur l'armée.

Le malade qui dirige ce pays à la fois hermétique et fascinant comme un secret a, avec l'aide de son frère aîné et la décisive intervention de sa tante Kim Kyung-hui ne supportant plus l'ivresse et les infidélités de son mari, mis en branle cette foudre meurtrière, cette terreur familiale puisque le rêve, paraît-il, de tout président en Corée du Nord étant de mourir dans son lit impose une vigilance de tous les instants et une impitoyable chasse au rival potentiel (Le Monde, le Figaro).

Pourtant, après avoir succédé à son père il y a deux ans, sans que l'optimisme soit débordant Kim Jong-un avait, dans les premiers mois, laissé espérer une légère embellie, un peu d'ouverture, la présence d'une épouse japonaise à ses côtés élégante et gracieuse insufflant de la féminité dans un univers obstinément et tristement viril.

Tout cela s'est vite dissipé et ce qui a pris naturellement le dessus est l'obsession du pouvoir et la volonté de le garder en écartant de soi toute menace, tout risque.

Et comme, en Corée du Nord, en quatre jours, on peut décider, arrêter, condamner et fusiller, pourquoi se priver de cette volupté suprême d'être le maître absolu, de le savoir par la terreur qu'on suscite et la mort qu'on inflige, de le percevoir par la peur dans les yeux et l'obséquiosité dans les attitudes et de se le démontrer sans cesse à soi-même par des preuves aussi simples que l'application de décrets d'être ou de néant sur autrui ?

Ce camp retranché du monde mais susceptible de lui créer des affres - du nucléaire à la disposition de ce jeune homme de trente ans comme un jouet d'adulte ! - pourrait ne nous apparaître que comme un territoire macabre où la vie humaine ne vaut rien, où un potentat médiocre régit tout et où on frôle le grotesque et le ridicule en n'étant pas loin tout de même de l'intimidant, voire de l'angoissant.

Mais la Corée du Nord, avec cet épisode de pouvoir dans sa nudité totale, avec ces intrigues et ces sourdes tensions, avec cette lutte à mort du neveu contre l'oncle, avec cette femme baissant en définitive le pouce et légitimant la disparition d'un époux qui ne l'était plus réellement pour elle depuis plusieurs années, avec cette fulgurance, cette précipitation du bourreau pour rompre un destin qui s'était porté trop haut, cette victime s'accusant, ce coup de force n'ayant même pas à se justifier - c'est une brutalité ouatée, c'est Shakespeare à la mode asiatique, c'est, ce sera Macbeth.

La tentation de rire tragiquement de ces horreurs serait malvenue. La chape de plomb qui pèse sur cet enfer, l'étrange sensation que s'y déroule du terrible, de l'incongru, de l'inédit mais que du sang y coule selon une habitude aussi vieille que l'Histoire glacent le coeur, l'esprit. Assombrissent le futur.

Ces morts-là, singulières, surgissant comme des provocations dans un monde tentant avec bonne volonté de mieux se tenir, nous rappellent que l'humanité est encore loin du compte.

Et que Shakespeare avait tout dit.


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