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Les grands patrons savent-ils parler ?

Justice au singulier - philippe.bilger, 17/07/2014

Il n'est personne qui ne croit savoir parler. Pourtant, pour beaucoup de ces contents de soi, le silence permettrait aux autres, dans les univers multiples où le leadership a à s'exercer, au moins de s'imaginer qu'une parole entraînante, singulière est possible et donc de conserver leurs illusions.

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Un débat très passionnant a été organisé par l'Ecole de l'art oratoire sur le thème "le leadership par la parole, hasard ou nécessité ?"

Nous étions cinq, avec notamment Nathalie Rastoin, à devoir répondre aux interrogations très fines et stimulantes de Stéphane André qui a permis, en toute liberté, de faire apparaître nos contradictions sur ce sujet.

Pour ma part, brutalement dit, j'ai considéré qu'il n'y avait plus de leadership incontestable parce qu'il n'y avait plus, au sens où je l'entends, de véritable parole, de parole authentique.

Si l'éloquence est dans la parole, celle-ci la dépasse parce que, dans son principe exemplaire, elle fait appel aux ressources de l'être quand l'autre se contente trop souvent de recettes et de procédés.

On a beaucoup glosé sur la relation avec autrui, sur l'empathie, sur un certain nombre de considérations politiques, économiques, sociales voire sociologiques mais il me semble qu'on a eu du mal à sauvegarder la pure identité de la parole au milieu de cette accumulation d'observations que je juge périphériques.

Il y a en effet un royaume de la parole éclatante, décisive, admirée qui est irréductible à toute explication qui tenterait d'en favoriser une approche banale. Elle demeurera un mystère ou en tout cas mettra en évidence ce que notre société supporte difficilement : l'inégalité humaine quand la formation technique laisse croire que tout le monde se vaudra en fin de compte.

Mon expérience m'a toujours démontré, et de plus en plus au gré de mes écoutes politique, judiciaire et médiatique, que la parole dont je rêve n'est rien, ne convainc pas, n'enthousiasme pas si elle n'est pas la traduction orale d'un capital humain au lieu de s'accommoder de n'être qu'un livre de mots comme il y a des livres de cuisine, qui seraient vains si le talent et l'invention de chacun ne venaient pas leur donner vie et chaleur.

Si cette parole bouleversante au sens propre est devenue si rare aujourd'hui, c'est bien sûr d'abord - tant pis pour le déclinisme ! - parce que notre monde, même le plus urbain et le plus cultivé, dans son pragmatisme du verbe est gravement dépouillé de cette irrigation des humanités, de cette passion de la langue belle et juste, de cette histoire qui savait édifier en chacun un socle irremplaçable à partir duquel l'expression s'amplifiait, royale. Qu'on lise Jean Jaurès, les grands orateurs révolutionnaires, et on comprendra aisément ce que je signifie.

Mais il y a bien plus.

C'est surtout à cause de la disparition, dans leur plénitude, dans la parole publique sous toutes ses formes et dans tous les registres, de ces qualités fondamentales qui autorisent ce à partir de quoi un discours ressemble moins à un formalisme ennuyeux qu'à un flux d'existence, une coulée de vie qui projette l'identité et la vigueur personnelles de l'orateur dans les esprits de ceux qui l'écoutent et ne peuvent s'en distraire.

Liberté, courage, sincérité, l'intelligence comme un défi, le mot comme une invention, le refus de la pensée tiède et convenue si fréquente parce que dans l'arbitrage intime, la plupart choisissent la peur de tout dire plutôt que l'honneur d'être homme par l'intégrité et la qualité de ce qu'on dit. Il n'y a pas d'excuse pour cette faiblesse générale. Rien ne justifie, dans aucun champ, ni en politique ni dans l'entreprise ni dans les médias, que la dissimulation et le mensonge, la frilosité et la convention soient en quelque sorte aujourd'hui un passage obligé.

La parole meurt de n'être plus prise au sérieux. De devenir un ornement au lieu d'être consubstantielle à la dignité de l'humain.

C'est sans doute en raison de cette éprouvante difficulté morale et intellectuelle à compter authentiquement sur soi que la plupart des leaders s'illusionnent sur leur aptitude à diriger par la parole. Comme la plupart se sentent dépassés par ce qu'exigerait une parole vraie, forte et libre, ils prétendent la posséder en s'accommodant de la proférer banale, sans saveur ni vigueur.

J'ai aimé dans notre réflexion collective le consensus sur l'énorme importance de la parole pour les chefs d'entreprise, les grands patrons, tant pour leurs salariés, leurs actionnaires et leur clientèle qu'auprès des médias. Pourquoi la multitude de ces discours, pour se parer de gravité, sont-ils en même temps si profondément ennuyeux ? Parce qu'il est clair que pour ces élites du pouvoir et de l'argent il faut se laisser à la porte de sa parole et faire passer un discours pour remarquable précisément parce qu'il endort. La passion, pour elles, est une faute de goût. Alors qu'elle est le sang qui irrigue le verbe même si je ne méconnais pas dans l'immense vivier de l'oralité la diversité des genres et qu'on peut par exemple préférer le partage à l'emprise, guider doucement plus que soumettre rudement.

Il n'y a pas de fatalité à ce que cette formidable chance que constitue la parole ne soit pas offerte à ceux qui en auraient le plus besoin. J'ai été effaré, il y a quelques semaines, par la piètre prestation de Patrick Kron sur TF1. Tout était bien appris, distillé, présenté mais c'était mauvais : rien ne surgissait de lui. Les éléments de langage faisaient se dérouler une juxtaposition monotone d'éléments mais en aucun cas ne structuraient un langage. Pour cela, il convient non pas de répéter mais de se jeter à parole perdue pour emporter autrui dans son élan. On en était loin.

Il n'est personne qui ne croit savoir parler.

Pourtant, pour beaucoup de ces contents de soi, le silence permettrait aux autres, dans les univers multiples où le leadership a à s'exercer, au moins de s'imaginer qu'une parole entraînante, singulière est possible et donc de conserver leurs illusions.


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