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Infamie et littérature doivent faire chambre à part !

Justice au Singulier - philippe.bilger, 2/08/2018

Comme le souligne très justement Paul-François Paoli dans son éclairante conclusion sur cette rencontre, « quel contraste entre cette époque où de talentueux ennemis pouvaient se rencontrer pour tenter de s’expliquer et la nôtre où la haine, la bêtise et la vulgarité s’expriment à distance à travers les réseaux sociaux ! ». Quelle sagacité anticipée puisqu’à peine avais-je annoncé sur twitter la publication de cette remarquable analyse que j’étais la proie d’un sectarisme obtus et vindicatif qui, sans avoir lu, se déchaînait !

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Durant les vacances la pauvreté médiatique est accablante et je me demande comment quotidiens et hebdomadaires auraient survécu si l’affaire Benalla n’était pas venue leur offrir ses séquences à répétition.

Reste que cette misère peut avoir du bon, notamment quand elle contraint les médias à inventer des séries qui échappent parfois à l’artificiel et au saugrenu.

Le Figaro propose ainsi à ses lecteurs « des rencontres inattendues » d’intérêt inégal mais qui, quand elles concernent Paul Morand et Nathalie Baye ou surtout Lucien Rebatet face à George Steiner en 1964, ouvrent des perspectives et suscitent des réflexions bien au-delà d’elles-mêmes.

Rebatet

On ne le croirait pas mais c’est George Steiner qui, grand admirateur du superbe roman de Rebatet "Les Deux Etendards" – il n’était pas le seul et Jean Dutourd par exemple partageait son appréciation – a désiré rencontrer son auteur, critique à L’Action française et à Je suis partout, ayant écrit en 1942 un pamphlet à l’énorme succès, "Les Décombres", condamné à mort en 1946 pour collaboration.

Gracié, il sort de Clairvaux en 1952 et l’année d’avant, Les Deux Etendards a été publié chez Gallimard sur le conseil d’Albert Camus.

A la suite d’une correspondance sans fard ni hypocrisie, Rebatet accepte, poussé par son épouse, une rencontre dans le courant de l’année 1964.

Ils ont évidemment parlé de littérature et sans doute abordé des territoires plus dangereux.

Ce n’était pas rien, de la part de George Steiner immense critique et intellectuel juif de haute volée, que de souhaiter, dès 1964, avoir des échanges avec Rebatet. Même si, par la suite, ce dernier, aidé par François Truffaut, a brillé dans la critique cinématographique sous le pseudonyme de François Vineuil et que, en 2003, George Steiner s’est montré nettement moins enthousiaste à la relecture des Deux Etendards dont il a qualifié l’auteur de « triste salaud ».

L’interrogation fondamentale de George Steiner, au cœur de sa volonté de dialogue avec Rebatet, visait à tenter de comprendre comment l’infamie pouvait coexister avec le talent, une incontestable œuvre d’art avec une malfaisance extrême et un splendide rayonnement avec les horreurs d’un être.

Si ce questionnement nous est devenu familier, par exemple au sujet de Céline génial écrivain et antisémite délirant, et que la plupart d’entre nous ont admis qu’il s’agissait de deux univers radicalement différents – celui de la littérature et celui de la morale -, en 1964 la pensée de George Steiner n’avait rien de banal et représentait même une ouverture considérable dans le champ de l’esprit. Comment pouvait-il se faire qu’un odieux personnage historique soit à même de se débarrasser du pire pour laisser toute la place au créateur faisant surgir de soi le meilleur ?

Pour relever aujourd’hui d’une sorte de poncif, quand George Steiner prenait de plein fouet l’incandescence de cette étrangeté, celle-ci avait une fraîcheur troublante, sulfureuse. Et hommage doit être rendu à sa curiosité qui l’entraînait sur des chemins peu ordinaires.

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Où à l’évidence il n’était pas accompagné de gaîté de cœur par Lucien Rebatet. Celui-ci s’en tenait à « son thème habituel de confession générale des crimes : « Alors je serais le premier à reconnaître les miens. Mais je me refuserai toujours à battre ma coulpe seul ».

Derrière cet apparent bon sens, il n'est pas difficile de percevoir l'arrogance d'un homme incapable de concevoir la noblesse qu'il y aurait eue à s'avancer, au contraire, seul sur la voie de la conscience contrite et de la culpabilité sans excuse.

Dans son journal, alors qu’il allait disparaître en 1972, avec une terrifiante et sombre lucidité il annonçait que « l’antisémitisme renaîtra » mais que lui-même aurait « peu de chance d’y assister ».

Comme le souligne très justement Paul-François Paoli dans son éclairante conclusion sur cette rencontre, « quel contraste entre cette époque où de talentueux ennemis pouvaient se rencontrer pour tenter de s’expliquer et la nôtre où la haine, la bêtise et la vulgarité s’expriment à distance à travers les réseaux sociaux ! ».

Quelle sagacité anticipée puisqu’à peine avais-je annoncé sur Twitter la publication de cette remarquable analyse que j’étais la proie d’un sectarisme obtus et vindicatif qui, sans avoir lu, se déchaînait !


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