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Il a joué du piano assis !

Justice au singulier - philippe.bilger, 20/04/2013

Les applaudissements, à n'en plus finir, ont salué l'artiste, le pianiste, l'étranger. Puis il s'est mêlé à nous.

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Il n'y a aucune raison pour qu'un blog ne serve pas aux scènes familières, aux moments amicaux, à la relation que peut inspirer le bonheur d'un concert, la joie d'une découverte.

Au Palais de justice de Paris, en présence d'un très nombreux public et pour une cause humanitaire, deux magistrats, Julien Eyraud et Renaud Van Ruymbeke, ont offert, chacun à son tour, un récital de piano avec des oeuvres de Debussy, Chopin, Liszt et Rachmaninov.

Rien que de très ordinaire, me direz-vous.

Sauf que la musique défait ce que le quotidien tient serré, fait surgir de je ne sais quel territoire profond des sentiments, des impressions et des états inouïs.

Pour ne parler que de Renaud Van Ruymbeke, qui est un ami très cher, un magistrat au sens propre incomparable, le choc a été bouleversant pour moi de constater à quel point la passion du piano, l'amour de la musique, le repliement concentré sur soi composaient un paysage intime qui était aux antipodes de la personne que j'ai l'habitude de croiser, d'écouter et avec laquelle l'existence, quand nous sommes ensemble, coule sereine et chaleureuse.

Regarder ce soliste d'une soirée inventer un monde qui le mettait à mille lieues de nous avec un comportement, une attitude qui semblaient signifier que seule la musique qui naissait de ses doigts le justifiait, qu'il n'y avait que ces houles fortes ou douces composées par ces géniaux compositeurs qui avaient de l'importance, que, si nous étions là certes en train de l'écouter, lui était emprisonné dans une société secrète et magique où le Van Ruymbeke banal, quotidien, professionnel n'avait plus cours - contempler ce soliste était bouleversant : un autre nous apparaissait où se montrait ce qu'il dissimulait ou occultait par pudeur, sa sensibilité, les montées de son coeur dans ses mains, ses yeux, la démonstration d'une confrontation de chaque seconde avec la musique dont il ne sortait ni vainqueur ni vaincu mais métamorphosé.

Il jouait du piano assis et le monde se réduisait à ce clavier, à cette mémoire, à cette agilité à la fois retenue et ouverte, à cette allégresse de transmettre, à cette exaltation surnaturelle où ce qu'on joue est si beau qu'on éprouve presque la sensation de le créer.

Marcel Proust a écrit des pages magnifiques sur la musique qui brise les rigidités de l'intelligence et disloque l'être en mille fragments tant elle a le pouvoir de s'insinuer et de constituer les forces apparentes en superbes faiblesses.

Renaud Van Ruymbeke, durant une heure, est devenu un autre mais cette transformation, cette révolution ne présentaient rien d'effrayant : il nous quittait pour mieux nous retrouver. Prisonnier de la musique, il se libérait de la musique, il se libérait.

Les applaudissements, à n'en plus finir, ont salué l'artiste, le pianiste, l'étranger.

Puis il s'est mêlé à nous.


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