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Boujenah ne veut plus être le juif tunisien de service ...

Justice au Singulier - philippe.bilger, 19/07/2015

Michel Boujenah a l'impression d'avoir été incarcéré, pour le pire, dans son personnage de "juif tunisien de service" et de n'avoir jamais pu en sortir. Mais il a laissé faire. Il ne faut pas attendre la fin pour mettre en cause le trajet.

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Michel Boujenah s'est mis "en colère" (Le Dauphiné Libéré, RTL).

Son irritation n'aurait pas mérité de dépasser sa sphère personnelle si elle ne mettait pas en évidence des questions et des frustrations qui pourraient être assez généralement partagées.

Qu'a-t-il donc dit ?

"Juif tunisien de service(...)vous croyez que j'ai pas de peine par exemple de ne jamais avoir été nommé aux Molières ? ça fait 36 ans que je fais ça, je mérite pas que mes pairs me disent :"t'as bien travaillé" ? C'est dégueulasse(...)Le jour où je vais m'arrêter je dirai exactement ce que je pense. Je vais vous massacrer tous, je vais vous dire ce que je pense pour la plupart, globalement, quand je ferai ma tournée d'adieu".

Michel Boujenah est indigné et il le fera savoir quand il quittera la scène artistique. Mais là sans doute est le principal reproche qu'on pourrait lui faire. Pourquoi avoir attendu si longtemps, pourquoi encore retarder l'instant tant espéré où il se laissera aller, où il exprimera tout ce que durant trente ans il aura eu sur le coeur et sur l'esprit sans jamais oser le faire sortir de soi ?

Croit-il naïvement que les autres, ses collègues, ses partenaires, ses rivaux devinaient forcément ce qu'il retenait et qui l'échauffait à l'intérieur ?

Son silence, durant trente ans, a dû laisser croire qu'il supportait son succès seulement relatif, jamais vraiment reconnu ni récompensé, avec résignation, sérénité et même sagesse. Qui pouvait pressentir que le "juif tunisien", en lui, en avait plus qu'assez et que Boujenah aspirait à une consécration qui lui signifierait, comme s'il était un enfant, qu'il avait "bien travaillé" ?

Moralité : la liberté est l'affaire d'une vie et pas seulement une opportunité pour la cérémonie des adieux.

Cette volonté d'être récompensé est touchante mais l'aigreur qu'il ressent, parce que les hommages naturels dus à son talent et à sa carrière ne lui ont pas été rendus, semble bien excessive car qui s'estime en général payé à la hauteur de ses mérites ? Il n'est évidemment pas le seul à se plaindre de l'écart entre ce qu'il croit valoir et ce qu'on lui octroie. Il n'y a pas que le monde artistique qui soit concerné.

Si les mérites sont surestimés ou même imaginaires, il est probable qu'on réclamera d'autant plus, par vanité, de gratifications ostensibles. Le propre de la médiocrité, précisément, est d'exiger narcissiquement ce à quoi elle ne devrait pas aspirer.

Mais, quand ils sont réels et respectables, que de gâchis !

Combien de chanteurs ayant de la voix et du talent ne sont jamais médiatiquement consacrés ?

Combien de journalistes intègres, intelligents et compétents sont occultés par des réputations et des gloires artificiellement fabriquées ?

Combien de livres objectivement remarquables sont négligés par un clientélisme culturel et mondain ?

Combien d'intellectuels profonds et discrets sont relégués par des superficialités brillantes, omniprésentes et péremptoires ? Combien de philosophes sont étouffés par des histrions de la pensée ?

Combien de politiques fins, mesurés et sincères sont chassés de l'estrade vulgaire et partisane du débat d'aujourd'hui ?

La vie dans tous ses secteurs est, la plupart du temps, injuste parce que sur les plateaux de la balance, quand l'un est chargé de substance et de qualité, l'autre n'a pas forcément la densité de considération et d'admiration qui devrait correspondre.

Plutôt que de s'émouvoir ou de s'étonner de cette tendance lourde, mieux vaut se battre, dénoncer les promotions indues, les personnalités surfaites et les scandaleuses injustices. Mieux vaut tenter d'instiller un peu d'ordre, de cohérence et de fiabilité dans un système déréglé.

Michel Boujenah a l'impression d'avoir été incarcéré, pour le pire, dans son personnage de "juif tunisien de service" et de n'avoir jamais pu en sortir.

Mais il a laissé faire.

Il ne faut pas attendre la fin pour mettre en cause le trajet.


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