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Des intellos à réaction...

Justice au Singulier - philippe.bilger, 25/05/2015

Le citoyen, la société exigent des intellos à réaction. Le pouvoir, lui, s'en passerait volontiers.

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Les projets de la ministre de l'Education nationale ont mobilisé, généralement contre eux, plusieurs intellectuels de haut niveau mais l'intense débat qui se déroule aujourd'hui sur les rapports de la gauche avec les intellectuels, sur la liberté d'expression, dépasse très largement ces péripéties politiques partisanes quoique fondamentales pour le pays et sa jeunesse.

Il est d'autant plus stimulant de s'en mêler que de manière pluraliste la réflexion peut s'appuyer sur une série de contributions, d'articles et d'entretiens qui, peu ou prou, stimulent l'intelligence et excitent la contradiction. Il est essentiel, en effet, de rapprocher "Comment la gauche a perdu les intellectuels" de Vincent Trémolet de Villers, "Le politiquement correct à toutes les sauces" de Marion Rousset, la double page du Monde sur "Quand les militants perdent la foi" de l'entretien d'Aymeric Caron dans TéléObs.

Avant même d'aborder le fond de la discussion, il convient de souligner que si la gauche en effet perd "ses" intellectuels, cela tient à sa responsabilité, moins à cause d'antagonismes de principe que par l'étrange perversion qui a conduit le pouvoir socialiste à se muer en critique littéraire et philosophique et à enjoindre à l'intellect de demeurer partisan et sectaire. De donner tort à l'adversaire même s'il a raison et raison au partisan même s'il a tort.

L'attitude du Premier ministre, puisque c'est de lui principalement qu'il s'agit, a eu pour effet de coaliser contre elle, gauche et droite confondues, tous ceux qui se préoccupaient de la liberté de l'esprit et de leur indépendance à sauvegarder.

Il me semble que, dans une même aspiration à décrire le réel tel qu'il est, à dévoiler les problèmes et à les nommer, à dénoncer les blocages et les dérives, sont réunies des personnalités que les concepts de nation, de patrie, d'identité, d'école et de culture mobilisent, certes parfois avec des options différentes mais toujours avec la conscience de l'urgence de ces questions.

En vrac mais unis par un même souci de la France à préserver et de la France à louer contre tous les miasmes d'une repentance forcenée : Eric Zemmour, Alain Finkielkraut, Pascal Bruckner, Denis Tillinac, Michel Onfray, Natacha Polony, Régis Debray, Éric Naulleau, Chantal Delsol, Gilles-William Goldnadel notamment. Cet énoncé peut paraître surréaliste mais pourtant il se fonde sur des similitudes qui se rapportent d'abord, chez tous, au refus de l'inacceptable.

Une preuve supplémentaire de cette complicité au-delà des clivages artificiels : on les fait de plus en plus se rencontrer pour des joutes qui sont ou seront en réalité des concordances parsemées de quelques désaccords minimes. Alain Finkielkraut face à Michel Onfray, bientôt à Nice ce dernier dialoguera avec Eric Zemmour. La réaction intelligente parle à la réaction lucide.

Il y a des bretteurs et il y a les commentateurs.

Seuls les premiers m'intéressent, ceux que j'appelle les "intellos" à réaction. On a parfois des surprises. J'ai évoqué l'entretien passionnant d'Aymeric Caron et si je déteste sa détestation, qu'il explique, d'Eric Naulleau, je suis d'une part sensible à son honnêteté intellectuelle et d'autre part sa controverse avec Caroline Fourest, dont il est sorti honorablement vainqueur, l'a rendu à mes yeux moins répulsif. Surtout, il est clair que tout en n'ayant absolument pas la même conception de la liberté ni la même vision sociale que ceux que j'ai mentionnés, Aymeric Caron est un bretteur à sa manière. Il a exaspéré parce que précisément la tiédeur n'était pas son fort.

Ce succès éclatant de la pensée aux antipodes du conformisme bête et de la gauche officielle, maintenant qu'il est acquis, devrait entraîner des conséquences qu'il convient de bien mesurer.

Ces intellectuels qui ont gagné par leur talent et leur profondeur, grâce à la qualité de leur langage, de leurs livres et de leur implication vigoureuse dans le débat public ne doivent plus adopter la posture de martyrs. Globalement, ils sont passés du bon côté. Les pestiférés ne sont plus eux mais les entêtés de l'étouffement. Tous ces êtres que j'apprécie ont médiatiquement remporté la victoire et ce serait de l'hypocrisie de leur part que de continuer à déplorer une fausse disette.

Il faut aussi se pencher sur ce qu'est le "politiquement correct" en étant attentif au fait que la provocation en elle-même n'était porteuse de rien de signifiant, ni pour ni contre, et que si la vérité a besoin de la liberté, celle-ci n'entraîne pas forcément celle-là.

La nuance, l'écoute, le respect de l'autre, les règles mais aussi leurs exceptions, l'appréhension globale, la pensée contre soi ne sont pas des gadgets inutiles mais des obligations. Si ces dernières ne sont pas respectées, le réactionnaire ne sera qu'un râleur de plus.

Enfin, face à tous ces militants "qui perdent la foi" dans l'ensemble des partis sauf au FN, devant ce désabusement et ces désillusions, alors que notre démocratie est d'autant plus menacée qu'elle est invoquée à tort et à travers, trop souvent pour justifier le contraire de ce qu'elle devrait imposer, les intellectuels ne peuvent plus se permettre de crier. Leur pessimisme, aussi lucide soit-il, ne nous apprend plus rien et il risque de lasser. Ils ne crient plus de surcroît dans le désert mais dans un univers saturé médiatiquement qui ne laisse aucune de leurs paroles dans le vide. On soutient qu'ils n'ont plus d'influence, qu'ils ne sont plus écoutés quand ils prescrivent mais je n'en suis pas sûr du tout.

Ils sont au pied de la montagne. On n'attend plus seulement d'eux qu'ils nous affirment qu'elle est haute, escarpée et dangereuse, qu'ils nous avisent du péril et évoquent avec nostalgie les temps bénis d'avant. On a besoin qu'ils nous fournissent le mode d'emploi et que même ils accomplissent l'escalade avec nous. Il y a mille tours d'ivoire. Gémir, vitupérer, alerter, semoncer en est une.

Le citoyen, la société exigent des intellos à réaction. Même si le pouvoir, lui, s'en passerait volontiers.


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