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Un délire à deux faces : la justice privatisée

Justice au Singulier - philippe.bilger, 2/11/2015

Je n'ose imaginer l'avenir. Après le Mur des cons qui, à cause de quelques énergumènes, a fait rejaillir son venin sur tout le corps judiciaire et instillé une suspicion de parti pris dans une multitude de pratiques judiciaires au demeurant souvent irréprochables, maintenant cette instruction de Marseille et la haine renouvelée d'Henri Guaino ! Le citoyen n'est pas près de respecter SA Justice.

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Henri Guaino ne m'en tiendra pas rigueur mais son délire récent ne doit pas demeurer solitaire. Il rejoint celui, d'une autre sorte, d'un magistrat instructeur de Marseille.

J'avoue être découragé par Henri Guaino. Rien ne l'arrête et au contraire, chez lui, l'outrance n'est que le prélude à l'insulte et l'insulte à son dépassement. Mais, comme il s'agit d'Henri Guaino, on écoute ces vitupérations avec une condescendance presqu'amusée, fataliste comme si on le reconnaissait bien là, que ce délire était sa marque d'identité et qu'il n'y avait rien à faire.

Pour ma part je l'estime trop pour ne pas fustiger cette dérive à la fois personnelle et démocratique et m'en indigner à mon tour.

Le juge Gentil qui a mis en examen Nicolas Sarkozy pour abus de faiblesse est traité de "grotesque, d'indigne, il salit l'image de la France, déshonore la justice". Rien que cela. L'ordonnance de non lieu qui a suivi a ridiculisé Henri Guaino et ses chaleurs judiciaires.

Poursuivi pour outrage, il est relaxé au mois de novembre 2014 par le tribunal correctionnel de Paris et cette décision juridiquement miraculeuse et inespérée est sans doute due à la pression conjointe et talentueuse d'H.Guaino et de son avocat Me Dupond-Moretti. En appel, il est évidemment sanctionné, le 22 octobre 2015, par une amende de 2000 euros. Un pourvoi en cassation est formé contre cet arrêt.

Le député Guaino, devant la représentation nationale et en l'instrumentalisant, vitupérant au nom de sa seule cause mais profitant de l'immunité parlementaire pour ses propos, ose dénoncer, le 28 octobre, "des juges infâmes qui rendent un jugement inique, cela n'est pas la première fois dans l'histoire judiciaire... Dans la magistrature il y a des gens qui honorent leur fonction, il y a aussi des pervers, psychopathes ou aveuglés par l'idéologie".

Le Premier ministre réplique avec une vigueur courtoise mais il aurait pu dire plus et mieux que "c'est un affaiblissement de l'Etat de droit, c'est un affaiblissement de la République..."

La garde des Sceaux met en cause "un propos absolument indigne d'un parlementaire, d'un parlementaire indigne de sa charge". En l'occurrence, si on consent à ne plus rire, c'est une évidence. Une conclusion à partager par tous.

Qu'Henri Guaino me contraigne à approuver, sur ce point, la garde des Sceaux à la politique pénale calamiteuse et si peu préoccupée par les attentes du peuple n'est pas le moindre des paradoxes. C'est un tour de force, pour le pire, que de nous avoir conduits à cette extrémité !

La gauche dans son ensemble a protesté contre cette nouvelle prestation caractérielle d'Henri Guaino, ce qui est logique, mais même la droite a semblé gênée pour une fois. Benoist Apparu, proche d'Alain Juppé, s'est élevé contre cette attaque.

Je devine bien comme certains vont approuver ce qui ressemble fort à un divertissement national : démolir autant qu'on peut les piliers de notre démocratie, hier la police, maintenant la magistrature. Alors même que leur comportement, dans la majorité de ses manifestations, est irréprochable. C'est une démarche schizophrène qui consiste à se plaindre de l'insécurité et de la justice en dégradant honteusement ceux qui ont pour mission de combattre l'une et de servir l'autre.

Henri Guaino affirme qu'il a été "élu pour dire ce que je pense du fonctionnement des institutions de la République quand elles sont arrivées à ce point de dérive et de dysfonctionnement". Je pourrais m'accorder avec lui sur le plan des principes mais son constat est purement personnel et partisan.

Tout ce qui advient judiciairement à Nicolas Sarkozy est par essence, pour Henri Guaino, illégitime et ce qui condamne ses propres débordements - le mot est faible - est forcément disqualifié. Il ne parviendra pas à faire passer ceux-ci pour la lucidité normale, mesurée et critique dont un citoyen, député de surcroît, doit user à l'égard de l'institution judiciaire.

Ce n'est pas gagné, à considérer les feux à l'encontre de la Justice ciblée par un double populisme, celui basique de citoyens parfois ignorants et influencés, celui de l'élite qui éprouve, dans une méconnaissance plus distinguée, de l'hostilité à l'encontre des juges qu'ils réduisent et caricaturent. J'ai encore entendu des journalistes me rétorquer, au sujet d'H.Guaino, "qu'on avait tout de même le droit de critique". Cela ne m'étonne guère que notre monde ne sache plus faire la différence entre la critique et l'outrage.

Cette démocratie qu'on prétend défendre, on la laisse abîmer par ceux qui devraient avoir au plus haut l'honneur de l'incarner.

Une juge d'instruction de Marseille, au profil apparemment classique, non sulfureux, a cru nécessaire dans l'affaire d'"Air Cocaïne" de "faire éplucher plus d'une année de factures d'appels de l'ancien président Sarkozy... et géolocaliser ses téléphones durant mars et avril 2013", parce qu'elle le suspectait d'être mêlé au trafic de drogue au prétexte qu'un jour, il avait utilisé le même avion que les trafiquants (JDD, Le Figaro) même si, selon la garde des Sceaux elle-même, il s'agissait "d'une autre infraction et d'une autre procédure" (Le Monde).

Aucun lien, évidemment n'a été établi entre Nicolas Sarkozy et le dossier "Air Cocaïne".

Pour une fois, je comprends les protestations de l'ex-président et de son entourage. L'excellent Me Herzog ne pouvait pas se priver de dénoncer "une chasse à l'homme" contre son illustre client et "des mesures coercitives" (Le Monde).

En revanche je ne vois pas au nom de quoi le camp de Nicolas Sarkozy peut sommer la ministre de la Justice de s'expliquer. Christiane Taubira n'est pas concernée par l'évolution, les péripéties et les diligences liées à cette procédure instruite par un juge indépendant. La garde des Sceaux, pour laquelle je n'ai pas l'ombre d'un faible politique, n'a jamais porté atteinte à ce principe fondamental de l'indépendance et elle devrait se justifier à propos de ce qu'elle n'a pas inspiré. Absurde !

Pourquoi cette instruction, avec ces actes pourtant formellement validés, est-elle tout de même imprégnée d'un parfum d'acharnement qui, si les médias ne nous ont pas égarés, va permettre aux affidés de Nicolas Sarkozy et à lui-même de rejouer la partition préférée : les juges lui en veulent et il est innocent partout !

Il n'empêche que dans cette affaire le magistrat instructeur a commis, à mon sens, une grave erreur d'appréciation psychologique et politique. Je devine sa logique mais elle est erratique.

Sur le plan politique, des transgressions qu'il permet, du profit et des accommodements qu'il facilite et de l'immoralité civique qu'il induit trop souvent, il est clair que tout est possible de la part de Nicolas Sarkozy. Mais, au-delà, tout n'est pas plausible. Au risque d'apparaître naïf, on ne peut pas soupçonner l'ancien président d'être à ce point sans éthique que la délinquance et la criminalité ordinaires, le trafic de drogue de surcroît, aient pu l'impliquer. On soutient qu'un magistrat instructeur a le devoir de fermer toutes les portes. C'est vrai. Mais à condition que l'intelligence, l'impartialité et l'administration normale de la justice aient rendu nécessaire de les ouvrir, ce qui n'est pas le cas.

Henri Guaino et ce magistrat représentent les deux faces d'une justice déplorablement privatisée.

Pour lui, à cause d'une hostilité qu'il ne sait plus maîtriser et qui lui fait confondre son sort avec celui du capitaine Dreyfus.

Pour elle, en raison d'un préjugé et d'un aveuglement qui ont abouti à des vérifications aberrantes et dispendieuses. Nicolas Sarkozy est mêlé à suffisamment de procédures sans qu'on fantasme sur d'autres qu'on souhaiterait peut-être lui imputer ! Les présentes suffisent.

Je n'ose imaginer l'avenir. Après le Mur des cons qui, à cause de quelques énergumènes, a fait rejaillir son venin sur tout le corps judiciaire et instillé une suspicion de parti pris dans une multitude de pratiques judiciaires au demeurant souvent irréprochables, maintenant cette instruction de Marseille et la haine renouvelée d'Henri Guaino !

Le citoyen n'est pas près de respecter SA Justice.


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