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Référé précontractuel : vers une présomption d’intérêt lésé

K.Pratique | Chroniques juridiques du cabinet KGA Avocats - Laurent-Xavier Simonel et Mathieu Prats-Denoix, 4/05/2012

Dans un arrêt du 11 avril 2012, Syndicat Ody 1218 Newline du Lloyd’s de Londres (req. n° 354652), le Conseil d’Etat précise la notion d’intérêt lésé, condition essentielle de la recevabilité du recours en référé précontractuel. Le choix de l’offre présentée par un candidat irrégulièrement retenu est susceptible de léser un candidat évincé quel que soit son rang de classement à l’issue du jugement des offres, dès lors que ni la recevabilité de sa candidature ni le caractère approprié, régulier ou acceptable de son offre n’est contesté.
Par sa décision SMIRGEOMES (CE 3 octobre 2008, req. n° 305420), le Conseil d’Etat, suivant les conclusions du commissaire du gouvernement Bertrand Dacosta, a instauré un filtre à la recevabilité (ou, plutôt, à l’opérance) des moyens susceptibles d’être invoqués en référé précontractuel, en vue d’obtenir l’annulation d’une procédure de passation. Si, précédemment, toute irrégularité était susceptible d’entraîner l’annulation de la procédure de passation, depuis cet arrêt, « il appartient au juge des référés précontractuels de rechercher si l’entreprise que le saisit se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l’avoir lésée ou risquent de la léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant une entreprise concurrente ».

Cette nouvelle solution présentait le double intérêt de sécuriser les contrats de la commande publique, tout en ouvrant l’accès au prétoire dans des conditions plus conformes aux prescriptions législatives nationales (article L. 551-1 du code de justice administrative alors en vigueur − aujourd’hui l’article L. 551-10) et européennes (directive dite « recours » du 21 décembre 1989 qui conditionnent la recevabilité du recours à un intérêt à agir suffisant .

Désormais, toute irrégularité ne permet plus, a priori, d’obtenir l’annulation de la procédure. Des nombreux moyens susceptibles d’être tirés de certains manquements formels se trouvent neutralisés. C’est le cas, notamment, des irrégularités affectant des éléments de publicité, éloignés de l’objet du marché et du processus de choix de l’attributaire, comme la mention de la soumission du marché à l’accord international sur les marchés publics, lorsque la requérante est une entreprise européenne (cas d’espèce de l’arrêt SMIRGEOMES) ou de l’irrégularité constituée de l’insuffisance d’informations relatives aux modalités de financement du marché (le risque de faillite des personnes morales de droit public étant peu probable).

Avec l’arrêt SMIRGEOMES, le Conseil d’Etat a imposé une appréciation subjective, par le juge du référé précontractuel, de la recevabilité des recours ou, plus exactement, de l’opérance des moyens invoqués, au regard des intérêts du requérant, susceptibles d’être lésés par le manquement allégué. Cette appréciation subjective porte, le plus souvent, sur des irrégularités qui ont trait à l’objet même du marché ou au choix de l’offre attributaire, tels que l’insuffisance de la définition de l’objet du marché, les présupposés retenus par le dossier de consultation, l’absence d’encadrement des variantes, la définition imprécise de la durée du marché ou encore les irrégularités affectant la définition ou la pondération des critères.

Par l’arrêt du 11 avril 2012, le Conseil d’Etat précise les limites de cette appréciation subjective à laquelle doit se livrer le juge du référé précontractuel, en réintroduisant une part d’objectivité dans l’appréciation de la recevabilité du recours : « Considérant, en outre, que ni la recevabilité de la candidature de la Société hospitalière d’assurances mutuelles (requérante), ni le caractère approprié, régulier et acceptable de son offre ne sont contestés ; que le choix d’une offre présentée par un candidat irrégulièrement retenu est dès lors susceptible de l’avoir lésée, quel qu’ait été son propre rang de classement à l’issue du jugement des offres ».

Désormais, lorsque le pouvoir adjudicateur ou l’entité adjudicatrice fait le choix d’une offre présentée par un candidat irrégulièrement retenu, le juge du référé précontractuel doit limiter son appréciation de l’intérêt à agir du requérant à la recevabilité de sa candidature ainsi qu’au caractère approprié, régulier ou acceptable de son offre. Si l’offre choisie a été présentée par un candidat irrégulièrement retenu, il y a une présomption de lésion de l’intérêt du requérant, à condition que sa candidature soit recevable et que son offre n’ait pas été valablement écartée comme étant irrégulière (méconnaissance des exigences du dossier de consultation), inappropriée (ne répondant pas au besoin public) ou inacceptable (son exécution caractérisera une violation de la loi ou excèdera les moyens budgétaires de l’acheteur public). Dans ce cas, il ne s’agit plus d’apprécier le caractère opérant de chaque moyen soulevé par le requérant mais de retenir la recevabilité du recours, dans son ensemble, dès lors que l’offre du requérant satisfait à ces conditions minimales.

Cette présomption d’intérêt à agir avait été initiée – mais dans une acception plus large − par le juge des référés du tribunal administratif de Dijon. Le juge dijonnais avait jugé que lorsque l’offre sélectionnée a été présentée par un candidat irrégulièrement retenu, le requérant était susceptible d’être lésé à partir du moment où sa candidature était recevable, sans considération, toutefois, du caractère approprié, régulier ou acceptable de son offre. Le Conseil d’Etat a censuré l’ordonnance pour cette erreur de droit. Le juge du Palais-Royal valide la présomption d’intérêt à agir mais privilégie une acception objective plus restreinte de l’intérêt lésé.

Le pendule continue d’osciller. Après une phase initiale de large accueil des moyens en référé précontractuel, suivant une approche objective des manquements et de leur sanction, le mouvement avait conduit à resserrer étroitement le standard, selon une approche subjective. Celle-ci pouvait avoir pour effet de réserver le référé précontractuel aux seuls candidats dont les offres figuraient en deuxième position car, pour les autres offres moins bien placées, quelque soit la densité de l’irrégularité dénoncée, le requérant ne pouvait établir aucune probabilité de se voir attribuer les marché et, partant, défaillait à démontrer sa lésion.

Le point d’équilibre actuel se fixe sur une approche de la lésion moins exigeante pour le juge. Il est tenu à l’écart de l’effort d’appréciation des mérites relatifs des offres et de l’exercice, souvent délicat, de la reconstruction a posteriori des hypothèses de classement qui aurait pu résulter de l’absence de l’irrégularité qui lui est dénoncée.

Ce nouveau point d’équilibre moins restrictif doit être observé dans la perspective du mouvement parallèle qui ouvre largement la recevabilité de l’action de pleine juridiction en contestation de la validité du contrat (dit recours post-contractuel « Tropic »). Par son avis contentieux du même 11 avril 2012, le Conseil d’Etat a posé la règle selon laquelle la qualité de concurrent évincé qui est exigée pour que ce recours soit recevable doit être reconnue à tout requérant « qui aurait intérêt à conclure le contrat, alors même qu’il n’aurait pas présenté sa candidature, qu’il n’aurait pas été admis à présenter une offre ou qu’il aurait présenté une offre inappropriée, irrégulière ou inacceptable » (CE, avis contentieux, 11 avril 2012, société Gouelle, n° 355446). Les deux types de recours marchent à l’amble mais avec des foulées d’amplitude différente.


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