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La délicate évaluation financière de la grotte Chauvet : le dernier mot de la CEDH

le blog dalloz - bley, 23/12/2011

« Il y a 33 000 ans dans une galerie naturelle, un artiste ignorant qu’il est artiste, mais pas qu’une émotion traverse son bras, sa main vers la paroi, un homme donc, trace de mémoire » (J. Larriaga, Un geste à deux, in Grotte Chauvet-Pont d’Art. 33 000 ans. 33 000 mots, Revue des Deux Mondes, hors série, déc. [...]

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« Il y a 33 000 ans dans une galerie naturelle, un artiste ignorant qu’il est artiste, mais pas qu’une émotion traverse son bras, sa main vers la paroi, un homme donc, trace de mémoire » (J. Larriaga, Un geste à deux, in Grotte Chauvet-Pont d’Art. 33 000 ans. 33 000 mots, Revue des Deux Mondes, hors série, déc. 2011, p. 31). Trente-trois millénaires après, le dimanche 18 décembre 1994, à la faveur d’un intrigant petit courant d’air au fond d’une cavité, trois spéléologues confirmés découvrent à l’entrée des gorges de l’Ardèche un passage menant vers un réseau de salles naturelles. Il contient un ensemble d’une valeur intellectuelle, scientifique et historique inestimable.

Trente-six mille ans auparavant – c’est ce que révèle la datation au carbone quatorze – (D. Baffier, op. cit. p. 14), c’est-à-dire, en plein aurignacien, l’homme s’y était aventuré. En témoignent quelques silex de même que l’empreinte d’un pied. Mais l’homme y avait surtout orné les murs. Un prodigieux bestiaire s’y déploie, près de quatre cents animaux, le plus souvent d’espèces assez féroces et dangereuses. Rhinocéros, mammouths, c’est un chef-d’œuvre de l’art pariétal, cet art des cavernes si vertigineux, révélé par la découverte de la grotte d’Altamira au dernier quart du XIXe siècle, et dont le site de Lascaux fournissait déjà un exemple magistral. L’événement est majeur dans l’histoire de l’art préhistorique notamment parce qu’il remet en cause les conceptions que l’on se faisait de l’évolution artistique au cours des millénaires, laquelle se serait progressivement construite. Déjà, les hommes de Chauvet avaient un indéniable sens esthétique et une vraie maîtrise du dessin et du tracé (E. de Roux, La grotte Chauvet dévoile ses premières œuvres, Le Monde, 2 juin 2001 ; V. aussi, J. Clottes, La grotte Chauvet, l’art des origines, Seuil, 2010 et bien sûr, le très beau film de Werner Herzog, La grotte des rêves perdus, 2011). Libre place est aujourd’hui laissée à l’interprétation.

La résonance juridique de la découverte a été à la hauteur de son ampleur scientifique. De très nombreuses juridictions ont été sollicitées, et dans toutes les directions. Par exemple, la propriété de la grotte a été longuement discutée, notamment par ses inventeurs au sens de l’article 716 du code civil. Il faut dire que l’État a très vite compris le caractère exceptionnel de la trouvaille des trois spéléologues (S. Cortembert, La grotte Chauvet ou la protection des intérêts financiers de l’état sous le couvert de celle d’un site paléolithique, LPA, 7 avr. 1997, no 42, p. 11). Les arrêtés préfectoraux se sont enchaînés pour interdire définitivement l’accès de la grotte, puis le site fut classé monument historique à peine un an après sa découverte. Le dossier est en cours d’instruction à l’UNESCO. Il demeure que la meilleure protection était que l’État se rende propriétaire des lieux, la propriété du dessus emportant celle du dessous. Faute d’accord amiable, il entama une procédure d’expropriation. L’utilité publique n’est pas vraiment discutable. L’exceptionnel état de conservation des « fresques » préhistoriques, dû à un heureux effondrement du porche il y a vingt mille ans, doit être préservé à tout prix et l’on voit guère qui d’autre que l’État pourrait satisfaire à cet impératif. C’est alors sur le terrain de l’indemnité que le contentieux est né. Pour résumer cette affaire qui ne connut pas moins de huit décisions de justice, deux positions étaient défendues.

La première consistait à soutenir qu’il ne fallait pas se préoccuper de la présence de la grotte. Plusieurs arguments militaient en ce sens. En effet, le code de l’expropriation prévoit qu’il faut tenir compte, pour estimer le montant de l’indemnité, de l’usage effectif du bien un an avant l’ouverture de l’enquête préalable à la déclaration d’utilité publique. Or, à cette époque, il ne pouvait y avoir d’usage, car la grotte n’était pas connue. De plus, il est certes vrai que l’on peut parfois intégrer l’exploitation du tréfonds dans la détermination de l’indemnisation. Mais, en l’espèce, quoi qu’il en soit, la grotte ne pouvait être exploitée en raison des nombreuses interdictions administratives pesant sur elle. Ces dernières, au demeurant parfaitement justifiées, existaient avant – avec le plan d’occupation des sols (POS) – et après la découverte des trois spéléologues. C’était la position du premier juge de l’expropriation, confirmée par la cour d’appel de Nîmes.

La seconde position consistait à considérer qu’il fallait donner toute sa force à l’article L. 13-13 du code de l’expropriation, pour cause d’identité publique, selon lequel « les indemnités doivent couvrir l’intégralité du préjudice direct, matériel et certain, causé par l’expropriation ». Ce fut la solution de la Cour de cassation, le 14 avril 1999, reprise par la cour de renvoi de Toulouse. Or, malgré les contraintes administratives, l’expropriation de la grotte entraînait quand même un préjudice. Ainsi, si l’exploitation semblait juridiquement difficile, il subsistait un important manque à gagner en termes de commercialisation de l’image. Le montant alloué fut substantiel. Cependant, à cause d’un litige pendant et relatif à la propriété, la décision de la cour de renvoi fut censurée et ce fut à la cour d’appel de Lyon de calculer le montant de l’indemnité. Il demeura important, mais bien moins que le précédent. Le pourvoi contre cette dernière décision fut rejeté, au motif que l’indemnité avait été souverainement déterminée par les juges du fond. Par le truchement de l’article 1er du 1er protocole additionnel, la Cour européenne des droits de l’homme a eu à connaître de cette singulière affaire.

Dans cette décision, la Cour réaffirme tout d’abord que « la préservation du patrimoine historique et culturel constitue un but légitime propre à justifier une expropriation ». Pour la grotte Chauvet, cette question n’a jamais été discutée tant l’importance du site n’est pas à démontrer. Ensuite, les juges strasbourgeois relèvent qu’il ressort des décisions précédentes que la valeur vénale n’a pas été la seule à être prise en compte pour déterminer le montant de l’indemnité, mais l’on a également eu égard à la présence de la grotte en tréfonds. La seconde position décrite précédemment a donc été privilégiée. Enfin, quant au montant, la Cour valide l’approche française et ce, pour deux raisons. En premier lieu, selon elle, il ne lui appartient pas de substituer aux juridictions internes pour déterminer la base sur laquelle l’indemnisation doit être évaluée. En second lieu, les magistrats considèrent que la grotte Chauvet, en raison de sa spécificité et des contraintes administratives en découlant, se prête très difficilement à l’évaluation de sa valeur marchande. En réalité, elle n’en a pas. Dès lors, les références à la cession de la grotte de Lascaux par les juges lyonnais n’étaient pas inopérantes. On peut toutefois s’interroger quant au point de savoir s’il s’agissait vraiment d’assigner une valeur marchande à cette prodigieuse caverne ou, plutôt, d’évaluer le préjudice, par exemple en terme de commercialisation de son image, ce qui est alors plus aisé. Mais là encore, la cour d’appel de Lyon avait constaté qu’il y avait encore un litige sur cette question.  En d’autres termes, ce qui est sûr, c’est qu’il apparaît difficile de monnayer la grotte Chauvet. Sous bien des aspects, décidément, celle-ci se révèle inestimable.

Thibault de Ravel d’Esclapon
Chargé d’enseignement à l’Université de Strasbourg, faculté de droit,
Centre du droit de l’entreprise


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