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Malfaçon législative : le changement, c'est pas maintenant

Journal d'un avocat - Eolas, 12/06/2012

Par les mânes de Portalis, quelle horreur. Quelle horreur.

Mes lecteurs se souviennent que le délit de harcèlement sexuel a été déclaré contraire à la Constitution par une décision du Conseil constitutionnel, et qu’il était acquis que le futur président de la République, quel qu’il fût, ferait en sorte que ce délit fût promptement rétabli.

La Chancellerie, qui reprend peu à peu son rythme de croisière au milieu des cartons de déménagement et d’emménagement, a produit son projet de loi, révélé par France Inter.

Et n’en déplaise à ses parents, le bébé n’est pas beau à voir. Le terme qui s’imposerait, n’étions-nous ici sur le délicat sujet du harcèlement sexuel, est : imbitable. Le français est une langue élégante et précise, qui se prête particulièrement bien à des textes concis tout en étant dépourvus d’ambiguïté. Le Code civil, du moins dans sa version de 1804, regorge de ces textes qui disent tout en peu de mots. Cette concision est imitée par nos cours suprêmes, la Cour de cassation en tête, qui est réputée pour ses arrêts fort courts, mais sur lesquels les étudiants en droit suent sang et eau pour faire un commentaire en moins de huit pages. Comparez à cela les arrêts de la Cour Suprême des États-Unis, qui font joyeusement 80 pages, sans en être plus clairs.

Tenez, deux exemples de textes qui sont les pierres angulaires de monuments du droit français.

La responsabilité civile repose pour l’essentiel sur l’article 1382 du Code civil :

Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.

Tout y est : pour engager sa responsabilité, il faut que soit établi : une faute, un dommage, et le lien de causalité entre cette faute et le dommage.

Le droit pénal aussi peut vivre chichement. Ainsi le vol, défini à l’article 311-1 du Code pénal :

Le vol est la soustraction frauduleuse de la chose d’autrui.

Là aussi tout y est. Il n’y a vol que s’il y a soustraction, ce qui exclut le vol en cas de remise volontaire de la chose (mais cela peut être un autre délit : filouterie, abus de confiance, escroquerie), et la soustraction doit être frauduleuse, ce qui s’entend comme la connaissance par le voleur que la chose n’est pas à lui (peu importe qu’il sache à qui elle est effectivement).

Ceci est le modèle juridique français, opposé au modèle anglo-saxon, qui exècre le doute et l’ambiguïté et pondra des tartines et des tartines de textes, avec des annexes, et des annexes expliquant les annexes, et au début des définitions précises de chaque expression employée, qui rendra le texte incompréhensible à quiconque ne les a pas lues, chaque définition tentant de faire la liste de toutes les hypothèses visées sans jamais y parvenir, ce qui fait des inventaires interminables qui se concluent immanquablement par “sans que cette liste ne soit exhaustive”. Le tout dans des textes divisées en sous-numérotations à l’infini, croyant ajouter à la clarté quand cela ne fait qu’ajouter à la confusion.

Le droit européen est, hélas, inspiré par cette école, ce qui aboutit à des abominations en cas de transpositions paresseuse par simple copier-coller. Une parfaite illustration est l’article 6 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique, dont la lecture se passe de tout commentaire, afin de respecter le haut niveau de politesse coutumier sur ce blog.

Le monde anglo-saxon est à la mode. C’est de bonne guerre, la France occupa longtemps cette place — nous laisserons de côté le débat sur ce qu’elle en fit. Nos technocrates, qui sont aussi sensibles à la mode que nos adolescents bien-aimés, se piquent parfois de se frotter à ce style qui est au style juridique ce qu’un annuaire téléphonique est à la grande littérature.

Et c’est précisément ce qui a mu la fée Carabosse qui s’est penchée sur le berceau de ce projet de loi innocent.

Voici le texte de l’article 1er (sur 5) qui crée le délit proprement dit (les autres articles modifient le Code du travail, étendent le délit de discrimination à la victime de harcèlement sexuel, et règlent la question de l’applicabilité Outre-Mer). Je le commente tout de suite après.


Article 1er.

L’article 222-33222-333 est ainsi rétabli :

« Art. 222-33. - I. - Constitue un harcèlement sexuel, puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende, le fait d’imposer à une personne, de façon répétée, des gestes, propos, ou tous autres actes à connotation sexuelle soit portant atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant soit créant pour elle un environnement intimidant, hostile ou offensant.

« II. - Est assimilé à un harcèlement sexuel et puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende, le fait mentionné au I qui, même en l’absence de répétition, s’accompagne d’ordre, de menace, de contraintes, ou de toute autre forme de pression grave accomplis dans le but réel ou apparent d’obtenir une relation de nature sexuelle, à son profit ou au profit d’un tiers.

« III. - Les faits prévus au I sont punis de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende et ceux commis au II de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende lorsqu’ils sont commis :

« 1° Par une personne qui abuse de l’autorité que lui confère ses fonctions ;

« 2° Sur un mineur de 15 ans ;

« 3° Sur une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de son auteur ;

« 4° Par plusieurs personnes agissant en qualité d’auteur ou de complice. »


Par où commencer ?

Par le début. L’article commence mal : “l’article 222-33 est rétabli”. Non, il n’est pas rétabli. L’article 222-33 a été abrogé, et ce texte est très différent puisqu’il ne se contente pas de rétablir le délit de harcèlement sexuel avec une définition viable, il crée deux délits de harcèlement sexuel aggravé, portant la peine encourue jusqu’à 3 ans d’emprisonnement — j’y reviendrai.

Ce texte étant nouveau, il n’est pas rétabli, il est créé, ou inséré. Je chipote, mais c’est mon métier.

Ensuite la définition. Il existe un style du Code pénal, n’en déplaise au rédacteur. Un ordre logique. D’abord, la définition, ensuite, la peine encourue. Tout simplement car on s’en fiche de savoir que le harcèlement sexuel est puni d’un an de prison si on ne sait pas ce que c’est, et que quand on découvre ce que c’est, on réalise que le délit n’est pas constitué. Le raisonnement suit un ordre logique : il est bon que les textes fassent de même, puisqu’ils sont l’outil de celui-là, l’accompagnent et ne l’entravent pas.

Admirez ensuite la redondance inutile dans la définition, à croire que le rédacteur est payé au mot :

« Constitue un harcèlement sexuel, puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende, le fait d’imposer à une personne, de façon répétée, des gestes, propos, ou tous autres actes (sic.) à connotation sexuelle… » : dès lors que tout acte à connotation sexuelle tombe sous le coup de la loi, les juges sont assez intelligents pour deviner que les gestes et les propos sont inclus dans la catégorie “tout acte”.

«  …soit portant atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant soit créant pour elle un environnement intimidant, hostile ou offensant.» Oui, chers lecteurs, vous ne rêvez pas. Le style lourd et redondant anglo-saxon ne suffisait pas (des actes dégradants peuvent-ils ne pas être humiliant, et des actes humiliants ne sont-ils pas dégradants par nature ?), il faut désormais que l’on fasse des anglicismes, avec ce magnifique “environnement hostile”, tout droit venu du hostile environment du droit du travail américain (à ceci près que le hostile environment n’est pas un délit outre-atlantique, mais une faute civile de l’employeur ouvrant droit à indemnisation).

Bonne chance à mes amis parquetiers pour rapporter la preuve d’un environnement, qu’il soit hostile, intimidant ou offensant ; étant précisé qu’en droit pénal, d’interprétation stricte, il est exclu que ce soit la perception de la victime qui caractérise ces éléments constitutifs de l’infraction : chacun doit pouvoir avoir conscience qu’il franchit la ligne de la légalité : c’est l’élément moral de l’infraction.

Pour résumer : il y a harcèlement sexuel en cas d’actes de toute nature, répétés (répété veut dire en droit pénal deux fois dans un intervalle de moins de trois ans), à connotation sexuelle et de nature à porter atteinte à la dignité de la personne qui en est l’objet ou à la mettre mal à l’aise. Les boîtes de nuit vont devenir des hauts lieux du crime organisé.

Notons que cette définition est plus grave que la précédente datant de 1998 : à l’époque la loi exigeait des ordres, des menaces, des contraintes ou des pressions graves dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle par une personne abusant de son autorité. Foin de tout cela désormais. Un simple geste à connotation sexuelle pouvant troubler une personne peut vous envoyer en prison si par malheur vous l’avez fait deux fois. Je suis réservé.

À présent, basculons dans le bizarre.

En droit pénal, un délit peut être aggravé quand il est commis (donc que tous ses éléments sont caractérisés) dans certaines circonstances, c’est-à-dire qu’outre les éléments constitutifs du délit, on peut apporter la preuve d’un élément distinct et supplémentaire, qui conduit à l’aggravation des peines encourues.

Là, le législateur nous invente un nouveau concept.

« II - Est assimilé à un harcèlement sexuel et puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende, le fait mentionné au I qui, même en l’absence de répétition, s’accompagne d’ordre, de menace, de contraintes, ou de toute autre forme de pression grave accomplis dans le but réel ou apparent d’obtenir une relation de nature sexuelle, à son profit ou au profit d’un tiers. »

Qu’est ce que c’est que cet “est assimilé à un harcèlement sexuel” ? Ce paragraphe définit un harcèlement sexuel, pas quelque chose d’assimilé à un harcèlement sexuel, aggravé (qui est de fait la définition de 1998, dont les peines sont doublées), tout simplement, en ajoutant une circonstance, et en supprimant la condition de la répétition. Si le harcèlement sexuel s’accompagne d’ordre, de menaces, de contrainte ou de toute autre forme de pression grave (n’était-il pas suffisant de parler seulement de pression grave, un ordre, pouvant entraîner une sanction s’il n’est pas suivi, une menace ou une contrainte étant par nature des pressions graves ?) dans le but réel ou apparent (bref dans le but) d’obtenir une relation sexuelle.

L’explication de ce délit aggravé assimilé au délit simple tout en étant plus sévèrement puni se trouve au III : voici les circonstances aggravantes classiques, qui s’appliquent aux deux délits et font monter les peines encourues d’un échelon.

Ces circonstances aggravantes sont : l’abus d’autorité, la minorité de 15 ans de la victime, la vulnérabilité de la victime, et la réunion.

Et là je dis plait-il ? Vous voulez sérieusement punir de 2 ans de prison les collégiens qui font rougir leurs petites camarades en dessinant des zizis sur leurs cahiers (ou les collégiennes qui font rougir leurs petits camarades, il n’y a pas de raison) ? Mais il va falloir ouvrir une succursale du tribunal pour enfants dans les établissements scolaires.

En outre, ce choix fait que le cumul de ces circonstances aggravantes est sans conséquence. Je pense qu’un enseignant qui abuse de son autorité pour harceler sexuellement une mineure de 15 ans handicapée aidée en cela par un collègue est un peu plus dangereux que deux élèves qui dessineraient de conserve des zizis sur son cahier.

Enfin, la circonstance d’abus d’autorité me paraît impossible à caractériser pour le harcèlement sexuel “lourd” du II : Dès lors qu’un ordre fait partie de l’élément matériel de l’infraction, il ne peut servir de circonstance aggravante, et une personne qui donne un ordre dans le but d’obtenir une relation de nature sexuelle pour autrui abuse par nature de son autorité, sauf s’il est réalisateur de films pornographiques.

Bref, un texte confus, mal rédigé, qui pose beaucoup de problèmes, et je rappelle qu’en droit pénal, un problème se résout toujours en faveur de la personne poursuivie.

Comme je suis gentil, et que la critique est aisée mais l’art est difficile, voici pour conclure ma proposition de rédaction d’un délit de harcèlement sexuel, collant le plus possible à la volonté exprimée par le Gouvernement d’étendre et d’aggraver le délit tombé au champ d’honneur.


Il est inséré dans le Code pénal un article 222-333 ainsi rédigé :

Article 222-33. - I- Le fait de porter atteinte à la dignité d’autrui en lui imposant de façon réitérée tout acte à connotation sexuelle ayant un caractère dégradant ou humiliant constitue un harcèlement sexuel puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende.

Les faits prévus à l’alinéa précédent sont punis de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende lorsqu’ils sont commis :

« 1° Par une personne qui abuse de l’autorité que lui confère ses fonctions ;

« 2° Sur un mineur de 15 ans ;

« 3° Sur une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de son auteur ;

« 4° Par plusieurs personnes agissant en qualité d’auteur ou de complice. »

« II. -Le fait d’user de toute forme de pression grave et illégitime, telles qu’ordre, menace ou contrainte, dans le but d’obtenir une relation de nature sexuelle, à son profit ou au profit d’un tiers constitue un harcèlement sexuel qualifié[1] puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 €d’amende.

Les faits prévus à l’alinéa précédent sont punis trois ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende lorsqu’ils sont commis dans une des circonstances prévues au deuxième alinéa du présent article.


De rien.

Note

[1] J’ajoute le “qualifié” pour le distinguer du harcèlement sexuel du I. Si vous avez une meilleure idée, déposez un amendement en commentaire.


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