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Procédure 2012/01 (1re partie)

Journal d'un avocat - Eolas, 2/02/2012

Voici un billet écrit à 8 mains, avec Tinotino, gendarme émérite, qui comme dans toutes les procédures fourni l’essentiel du travail de tape (je parle du texte), Gascogne, parquetier ténébreux, et Fantômette, intrépide avocate, basé sur une histoire vraie. Des détails ont été modifiés, pour assurer que les protagonistes ne sont pas reconnaissables. Cette affaire a lieu à Mordiou-Sur-Armagnac, dans le ressort du tribunal imaginaire de Castel-Pitchoune (Cour d’appel d’Artagnan), où me voici avocat, et où, malgré mes efforts, le Maréchal des Logis-Chef Tinotino et le Premier substitut Gascogne font régner la terreur parmi les criminels. 

C’est le récit d’une enquête de police (on l’appelle ainsi même quand elle est menée par la gendarmerie), vue à la fois du gendarme en charge de l’enquête, du procureur qui la supervise, et des deux avocats qui vont intervenir au cours de la garde à vue, l’un pour le suspect, l’autre pour la plaignante. Les passages en italique et entre parenthèses au milieu d’un dialogue sont les pensées de celui qui parle, pensées que seuls vous pouvez entendre.


Lundi, 18 heures

—”Madame, madame, ce n’est pas possible ce qui est arrivé… J’ai été agressée. Il y a un gars en fourgon qui m’a prise et montée de force dans son camion. Il…il…il a commencé à me déshabiller et m’a touchée..Je me suis débattue, j’ai réussi à ouvrir la portière, puis m’enfuir… Je suis tombée dans un fossé.. J’ai couru, couru, jusqu’à chez moi pour avertir ma maman…Elle m’a emmenée vous voir … J’ai eu peur. Il m’a fait mal.

Sylvia sanglote et est toute tremblante lorsqu’elle parle. Elle bafouille mais réussit tant bien que mal à expliquer ce qu’il s’est passé. Ses vêtements sont sales, elle est décoiffée et il lui manque une chaussure. Elle paraît terrorisée.

J’allais fermer la brigade car il est 18 heures mais là, en ces circonstances, c’est tout à fait hors de question. Difficile d’imaginer de refouler une victime d’agression, même si cela arrive hélas parfois. (Faut excuser les quelques énergumènes qui ont ce genre de pratiques, c’est tout simplement qu’ils ont du mal à lire. Ils ne peuvent donc pas avoir pris connaissance de la charte d’accueil et d’assistance aux victimes d’infractions. Vous savez, c’est cette belle affiche que l’on voit à l’entrée. Les caractères ne sont encore pas écrits assez gros pour certains….)

Elle est si choquée, si désemparée. D’ailleurs, l’accueil des victimes n’est-il pas une priorité de notre service ? Je la fais donc asseoir sur une chaise et lui laisse le temps de recouvrer ses esprits. Les larmes coulent sur ses joues. Sa maman, Jeannine, venue avec elle, est paniquée, bouleversée, et en colère en même temps. Comment quelqu’un a t-il pu toucher à sa fille de cette manière ? Et pourquoi ? Elle se dit qu’il y a vraiment des pervers, s’en prendre à une jeune fille de 14 ans, comme ça, alors qu’elle marche tranquillement sur le bord de la route…  Elle en est toute retournée. Elle souhaite, évidemment, porter plainte contre ce salopard, cette ordure qui a osé agresser sa fille.

C’est ce qu’on appelle le pot de pus de fin de journée, l’affaire qu’on préférerait avoir le matin, plutôt que le soir car là, il n’y a plus personne dans la brigade. Il y a des chats noirs comme ça, voire même des panthères noires.. Ils ont la poisse et elle leur colle à la peau.  Je me dis qu’il y a urgence. S’il y a des constatations à faire ou des recherches, c’est maintenant qu’elles doivent commencer, surtout si l’on veut coincer l’homme qui s’en est prise à Sylvia.

J’écoute Sylvia et sa maman tout en prenant les renseignements sur les faits, son agresseur, son véhicule. Je pose quelques questions, en ne rentrant pas précisément dans les détails concernant les faits, puisqu’au regard de son âge, c’est à la brigade de prévention de la délinquance juvénile (BPDJ) de procéder à son audition filmée. Et puis, il vaut mieux éviter de lui faire répéter plusieurs fois la même chose afin d’éviter que la jeune fille s’embrouille les pinceaux, sans même parler de la pénibilité de l’exercice.

Quand on y pense, c’est d’ailleurs étrange que cette brigade se nomme ainsi quand on sait que leur champ d’intervention ne se cantonne pas uniquement qu’à la prévention de la délinquance juvénile.(En plus de nos jours, le terme prévention devient si abscons… Pourtant cela peut-être utile face aux jeunes puisque ce sont forcément tous des délinquants en devenir) Les enquêteurs qui la composent prennent une part active dans tout ce qui concerne les mineurs victimes : viols, violences, agressions sexuelles… Ce sont eux qui les entendent en « salle Mélanie », qui est une pièce destinée à mettre en confiance les jeunes victimes. C’est tout de même moins rebutant et stressant qu’un bureau dans une brigade avec un gendarme assis à taper à l’ordinateur. (surtout si celui-ci tape bien bien fort avec ses deux doigts comme à l’époque des vieilles machines à écrire). Là, l’enfant ou adolescent est assis dans un fauteuil, tout comme l’enquêteur. Il y a même des jouets pour les plus petits. L’audition se déroule comme une discussion normale, sauf qu’elle est filmée. Elle est ensuite retranscrite sur procès-verbal. (Il faut savoir que ça leur prend du temps, beaucoup de temps pour le faire d’ailleurs)

J’explique à Sylvia et sa maman ce qui va se passer en les rassurant. J’invite la mère à faire immédiatement examiner sa fille par un médecin à l’unité médico-légale et à  revenir par la suite pour que je puisse l’entendre en tant que civilement responsable pour le dépôt de plainte. Je lui indique également que je vais faire appel à la BPDJ pour sa fille en lui expliquant que la procédure doit se dérouler ainsi, ce qu’elle comprend tout à fait. Elle est un peu perdue mais bon, qui ne le serait pas en de pareilles circonstances ? Je lui demande de revenir ensuite pour recueillir sa déclaration dans un premier temps. Celle de sa fille allait être prise le lendemain car pour l’heure, ce n’était matériellement pas possible.

(Bon, ce n’est encore pas aujourd’hui que je vais rentrer à l’heure, quelle heure d’ailleurs, je n’en ai pas d’horaires… Moi qui voulait faire mes courses, c’est raté pour cette fois ! Vive les 35 heures, ah non, c’est vrai, ce n’est pas pour moi qui suis militaire ! C’est vrai que quand on aime, on ne compte pas…Le sens de l’abnégation qu’ils appellent ça, la négation de soi au profit d’autrui. C’est beau l’amour des gens mais parfois c’est un peu contraignant. On pourrait ainsi écrire le scénario d’une série du nom de “plus bleue la vie”, ce qui serait assez représentatif en fait.)

Les voilà parties chez le médecin, j’en profite pour contacter mon collègue Alain à la BPDJ pour l’informer de l’affaire et rendre compte à mon gradé. J’ai déjà transmis un message de diffusion avec tous les renseignements sur l’individu et son véhicule. On sait qu’il s’appelle André, qu’il circule en fourgon blanc, car c’est un ami de la famille de Sylvia. On a au moins l’identité du suspect, c’est déjà un bon départ. Les faits venant juste de se produire, on part en flagrance (NdEolas : La police et la gendarmerie peuvent enquêter sous deux régimes. La flagrance (articles 53 et s. du Code de procédure pénale, CPP), laisse à l’officier de police judiciaire une vaste autonomie dans l’exercice de pouvoirs coercitifs (par exemple, il peut perquisitionner de son propre chef et sans l’accord de l’intéressé), mais est limitée dans le temps, 15 jours après la découverte des faits qui eux même doivent avoir été commis très récemment. Au-delà ou en dehors de ce cas, il enquête en préliminaire. Dans ce cadre, il perd son pouvoir d’exercer des mesures coercitives de son propre chef qui doivent être autorisées par le procureur de la République (ou par un juge dans les cas les plus graves), ou dans le cas des perquisitions, par l’intéressé, et par écrit.)

Je regarde le tour de permanence des parquetiers. Tiens, c’est le Procureur Gascogne ! Il est 20 heures, il va être ravi d’être contacté à cette heure-là. En même temps, je préfère avoir affaire à lui qu’à son collègue. Il y a des parquetiers qu’on préfère à d’autres en effet, bien que leur réputation d’ingérable fasse le tour de toutes les unités, certains vous donnant parfois des directives aussi tordues que d’exhumer un corps après un accident pour une autopsie, afin de rechercher les causes de la mort;ou encore vous dise de requérir un opérateur téléphonique pour deux appels dans une affaire de harcèlement dont on veut se débarrasser quand un autre vous le refuse pour dix appels.. Enfin, c’est comme ça, je ne doute pas que les magistrats ont aussi leur lot d’anecdotes croustillantes au sujet des enquêteurs… Je retourne dans mon bureau et prends le téléphone, non sans avoir oublié de préparer un petit laïus, car se retrouver avec le magistrat en ligne en ne sachant que lui dire si ce n’est des “euh, ah, attendez, je vais voir”, est généralement générateur de grognement.

Ca sonne ! Ah il décroche assez vite ce soir. (C’était le bon vieux temps d’avant la réforme de la carte judiciaire censée optimiser le fonctionnement de la justice…Effectivement, au lieu de mettre 5 à 10 minutes voire 30 pour contacter le parquetier, à présent c’est 45 minutes à 1 heure. On sent tout de suite l’amélioration du service. A présent, j’exècre Vivaldi, je n’en peux plus..A ce titre, j’ai longtemps “pleuré” la perte de mon TGI bien-aimé.)

—“Mes respects M. le Procureur, Maréchal des Logis Chef Tinotino de la brigade de Mordiou sur Armagnac. Je vous appelle pour vous rendre compte d’une affaire d’agression sexuelle sur mineure de 15 ans, dont je viens d’être saisie. La victime s’appelle Sylvia Ixe et est âgée de 14 ans. Elle réside à Mordiou. Les faits se sont déroulés vers 17 heures ce jour, route des vins à Mordiou. Elle rentrait chez elle à pied et s’est faite accoster par un homme en fourgon. Ce dernier, André Biiip, avec trois i, étant un ami de sa famille, il s’est proposé de la raccompagner chez elle. Elle a accepté et est montée. Là, dans le véhicule, il l’a caressée en passant la main sous son débardeur, avant de descendre plus bas, pour atteindre les parties génitales. Sylvia Ixe s’est alors débattue et a réussi à prendre la fuite. Elle est venue à notre unité accompagnée de sa maman. Vous auriez vu l’état dans lequel elle est arrivée la pauvre… Je leur ai demandé d’aller à l’UML (Unité Médico Légale) afin que la jeune fille se fasse examiner de suite par un médecin. Par ailleurs, j’ai contacté la BPDJ. Ils l’entendront demain.”

— “Ok, André Biiip, agression sexuelle sur mineure de 15 ans, c’est noté, rappelez moi demain après l’audition de la jeune fille.”

(Ras le bol, cinquième affaire de mœurs cette semaine, deux ouvertures d’info pour viols intra familiaux, deux CPPV [convocation par procès verbal, article 394 du CPP] pour des pervers, notre fonds de commerce ne connaît pas la crise. En plus, m’appeler pendant que je donne à manger à la petite dernière… Je suis sûr qu’ils le font exprès.)



Bon, voilà qui est fait. Je mentionne dans un procès verbal le compte-rendu au parquet et les instructions du parquetier. Toujours avoir une feuille, un crayon, et son dossier devant soi lorsqu’on contacte le magistrat car c’est toujours quand vous n’avez pas cela qu’il vous sort des trucs que vous n’imaginiez pas, et que vous lui murmurez, gentiment, afin de ne pas l’offusquer, de répéter ce qu’il vient de dire pour pouvoir le noter, même si là, pour le coup, je n’en ai pas eu besoin.

Les collègues reviennent alors qu’ils étaient rentrés chez eux. Je leur explique la situation : Quoi, où, quand, comment, qui, et transmets les instructions du parquet. Le gradé supervise. (Ca sert à ça les gradés évidemment ) On est  tous d’accord avec le fait qu’il ne faut pas traîner, ne serait-ce que pour cette jeune fille qui a été agressée et qui n’a rien demandé à personne. J’ai son image en tête. Je me demande comment peut-on faire cela.. Quel plaisir y-a t-il à vouloir contraindre quelqu’un à se donner à l’autre ? Il faut être vraiment malade… En même temps, cela aurait pu être pire, heureusement qu’elle a fait preuve de réactivité et qu’elle a pu s’enfuir.

Nous en profitons pour aller sur les lieux pour réaliser des clichés photographiques, nous imaginer la scène et surtout essayer de recueillir des indices. Et nous voilà, trois petits poulets qui picorent le sol à la recherche de grain à moudre pour notre enquête. Manque de bol, il n’y a rien ! La rage ! Il n’y a même pas de voisins alentours qui pourrait nous donner quoi que ce soit. Les joies de la province provinciale, où à certains endroits, les seuls témoins oculaires que vous pouvez avoir sont des vaches, des moutons ou des chevaux qui à part faire Meuh, Bêê, et Hiii ne vous diront pas grand chose. Ca m’énerve, je n’aime pas ça. Je me dis que l’enquête va être difficile sans preuves objectives. De retour à la brigade, Sylvia et sa mère nous rejoignent. Celle-ci me remet le certificat médical signé par le Docteur Jaddo, le chef de l’Unité Médico Légale. L’examen n’a rien donné (et pour cause, il n’y a pas eu de pénétration…), aucune lésion visible, mais fait état d’un état psychologique perturbé. Tu m’étonnes. 

Si je n’ai pas le droit d’entendre Sylvia comme témoin, faute de matériel d’enregistrement vidéo, je peux déjà auditionner sa mère.

Dans son audition, la mère de Sylvia nous parle de sa fille, cette adolescente un peu perturbée qu’elle a du mal à canaliser. ( Imaginez si elle avait fait l’objet d’une évaluation psychologique dès l’âge de trois ans, eh bien, elle ne le serait peut-être pas, enfin, dans les rêves de certaines personnalités..) Elle se demande ce que ces faits vont provoquer sur elle, d’autant que c’est un ami de la famille qui est concerné. Elle est consternée, veut comprendre pourquoi André a agressé sa fille. Elle ne lui connaissait pas de penchants de cette nature. Il doit payer ! Je lui dis qu’on va faire le maximum, qu’il nous faut avant tout essayer de cerner l’individu. D’ailleurs, on sait que son frère a été mis en cause dans des faits de nature approchante, mais je ne lui dis pas évidemment. A son départ, je lui dis qu’on reprendra contact avec elle pour la tenir informée.

Je termine l’audition, l’imprime, la lui fait relire et signer et elle s’en va. Je soupire. Je crois que j’ai gagné le gros lot avec cette affaire.

Il est 21h45.

À suivre…

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