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La CEDH et la perpétuité (presque) réelle

Paroles de juge - Parolesdejuges, 13/11/2014

 

Les criminels (le mot est tout de suite employé car le débat qui suit ne concerne que ceux qui ont réellement commis un crime)  qui comparaissent devant la cour d'assises ont par définition commis les infractions les plus graves et, par voie de conséquences, peuvent être condamnés aux peines les plus lourdes. Les sanctions pénales prévues pour les crimes sont par paliers 15 ans, 20 ans, 30 ans de prison, et la réclusion criminelle à perpétuité (RCP).

En plus, dans certains cas, s'applique une période de sûreté. Les règles sont énoncées dans l'article 122-23 du code pénal (texte ici) et sont en résumé et pour les crimes les suivantes :

- La période de sûreté s'applique automatiquement, sans décision de la juridiction pénale, quand cette période est prévue par la loi pour une infractions spécifique. Pour ls autres infractions elle est facultative.

- La durée de la période de sûreté est de la moitié de la peine ou, s'il s'agit d'une condamnation à la réclusion criminelle à perpétuité, de dix-huit ans. La cour d'assises peut augmenter cette durée jusqu'aux deux tiers de la peine ou, s'il s'agit d'une condamnation à la réclusion criminelle à perpétuité, jusqu'à vingt-deux ans. Elle peut aussi décider de réduire ces durées.

- En cas d'assassinat (meurtre avec préméditation), et en plus lorsque la victime est un mineur de moins de quinze ans et que l'assassinat est précédé ou accompagné d'un viol, de tortures ou d'actes de barbarie, ou lorsque l'assassinat a été commis sur un magistrat, un fonctionnaire de la police nationale, un militaire de la gendarmerie, un membre du personnel de l'administration pénitentiaire ou toute autre personne dépositaire de l'autorité publique, à l'occasion de l'exercice ou en raison de ses fonctions, la cour d'assises peut, par décision spéciale, soit porter la période de sûreté jusqu'à trente ans, soit, si elle prononce la réclusion criminelle à perpétuité, décider qu'aucun aménagement de peine ne pourra être accordé au condamné.

C'est pour cela que certains utilisent l'expression "perpétuité réelle" car, a priori, la peine doit être effectuée dans son intégralité en détention.

- Toutefois, en application de l'article 720-4 du code de procédure pénale (texte ici), en cas de perpétuité sans aménagement ("réelle"), le tribunal de l'application des peines peut y mettre fin si le condamné a subi une incarcération d'une durée au moins égale à trente ans. Et il ne peut le faire qu'après une expertise réalisée par un collège de trois experts médicaux inscrits sur la liste des experts agréés près la Cour de cassation qui se prononcent sur l'état de dangerosité du condamné.

Il n'existe donc pas, en droit français, et d'un point de vue juridique, de perpétuité inéluctablement réelle. Elle ne l'est, réelle, que lorsque toutes les demandes d'élargissement présentées au-delà des trente années d'emprisonnement (comprenant la période de détention provisoire) sont rejetées.

 

Dans l'affaire étudiée par la CEDH, il s'agissait d'un français, M. Bodein, condamné neuf fois entre 1969 et 2008, dont quatre fois pour des crimes. En particulier, le 9 février 1996, la cour d’assises du Bas-Rhin le condamna à vingt ans de réclusion criminelle pour tentative de meurtre, vol avec port d’arme, viol commis sous la menace d’une arme, viol, évasion d’un détenu hospitalisé, vol et violences volontaires. Les trois peines criminelles infligées entre 1994 et 1996 représentaient un total de cinquante‑quatre ans de réclusion criminelle. Conformément aux dispositions légales, elles furent exécutées dans la limite du maximum légal le plus élevé, soit vingt ans de réclusion criminelle. Le 25 février 2004, il a été admis au bénéfice de la libération conditionnelle et remis en liberté le 15 mars 2004.

Entre le 18 juin et le 25 juin 2004, trois meurtres furent perpétrés selon un mode opératoire similaire dans un rayon de vingt kilomètres autour des localités de Barr et Obernai (Bas-Rhin). Le premier meurtre concernait une fillette de dix ans, le deuxième une femme de trente‑huit ans, et le troisième une jeune fille de quatorze ans. Les trois victimes furent noyées et présentaient un très grand nombre de blessures, en particulier au niveau de l’abdomen et des organes génitaux, occasionnées avec une grande violence à l’aide d’une ou plusieurs armes blanches.

Par une ordonnance du 20 octobre 2006, le juge d’instruction renvoya le requérant devant la cour d’assises sous l’accusation de viols aggravés, de meurtres aggravés, d’enlèvement, de tentative d’enlèvement et de séquestrations en récidive. Les trois meurtres mentionnés ci-dessus - dont deux sur mineurs de quinze ans précédés ou accompagnés d’un viol - lui ont été imputés.

Par un arrêt du 11 juillet 2007, la cour d’assises du Bas-Rhin condamna le requérant à la réclusion criminelle à la perpétuité sans aménagement possible ("réelle"). Par un arrêt du 2 octobre 2008, la cour d’assises du département du Haut‑Rhin, statuant en appel, confirma la condamnation. Enfin, par un arrêt du 20 janvier 2010, la Cour de cassation rejeta le pourvoi.

 

Devant la CEDH, M. Bodein a fait valoir que le prononcé d’une peine de perpétuité sans aucune possibilité offerte de bénéficier du moindre aménagement de peine, ni de possibilité de sortir, en dehors d’un décret de grâce, est contraire à l’article 3 de la Convention : « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

Ce à quoi la CEDH répond :

- Ce qu’interdit cette disposition, c’est que la peine soit de jure et de facto incompressible. Dans le cas contraire, aucune question ne se pose sous l’angle de l’article 3 si, par exemple, un condamné à perpétuité qui, en vertu de la législation nationale, peut théoriquement obtenir un élargissement demande à être libéré, mais se voit débouté au motif qu’il constitue toujours un danger pour la société. En effet, la Convention impose aux États contractants de prendre des mesures visant à protéger le public des crimes violents et elle ne leur interdit pas d’infliger à une personne convaincue d’une infraction grave une peine de durée indéterminée permettant de la maintenir en détention lorsque la protection du public l’exige. D’ailleurs, empêcher un délinquant de récidiver est l’une des « fonctions essentielles » d’une peine d’emprisonnement.

- Par ailleurs, pour déterminer si une peine perpétuelle peut passer pour incompressible, il faut rechercher si l’on peut dire qu’un détenu condamné à la perpétuité a des chances d’être libéré. Là où le droit national offre la possibilité de revoir la peine perpétuelle dans le but de la commuer, de la suspendre, d’y mettre fin ou encore de libérer le détenu sous conditions, il est satisfait aux exigences de l’article 3.

- En ce qui concerne les peines perpétuelles, l’article 3 doit être interprété comme exigeant qu’elles soient compressibles, c’est-à-dire soumises à un réexamen permettant aux autorités nationales de rechercher si, au cours de l’exécution de sa peine, le détenu a tellement évolué et progressé sur le chemin de l’amendement qu’aucun motif légitime d’ordre pénologique ne permet plus de justifier son maintien en détention (§ 119). La Cour a précisé qu’un détenu condamné à la perpétuité réelle a le droit de connaître, dès la date d’imposition de cette peine, les conditions d’accès à un tel réexamen. En l’absence de perspective d’être un jour libéré, faute de mécanisme ou de possibilité de réexamen d’une telle peine, l’incompatibilité avec l’article 3 de la Convention en résultant prend naissance ab initio et non à un stade ultérieur de la détention.

- S’agissant du réexamen de la situation du requérant à l’issue d’un délai de trente ans, tel que prévu par l’article 720-4 du CPP, la Cour observe qu’il aura précisément pour but de se prononcer sur sa dangerosité et de prendre en compte son évolution au cours de l’exécution de sa peine. (..) La Cour ne peut spéculer sur les résultats d’un tel mécanisme, faute d’applications concrètes à ce jour de celui-ci, mais elle ne peut que constater qu’il ne laisse pas d’incertitude sur l’existence d’une« perspective d’élargissement» dès le prononcé de la condamnation.

- La Cour observe à cet égard qu’il n’est pas contesté par les parties que c’estdonc en 2034, soit vingt-six ans après le prononcé de la peine perpétuelle par la cour d’assises le 2 octobre 2008, que le requérant pourra saisir le juge de l’application des peines d’une demande de relèvement de la décision spéciale de la cour d’assises de ne lui octroyer aucun aménagement de peine (paragraphe 49 ci-dessus) et se voir accorder, le cas échéant, une libération conditionnelle. Au regard de la marge d’appréciation des États en matière de justice criminelle et de détermination des peines,la Cour conclut que cette possibilité de réexamen de la réclusion à perpétuité est suffisante pour considérer que la peine prononcée contre le requérant est compressible aux fins de l’article 3 de la Convention. Partant, il n’y a pas eu violation de cette disposition.

 

La question de droit est donc tranchée, et le système français définitivement validé.

 

A noter, au-delà, l'avis émis devant la CEDH par l'Observatoire International des Prisons (OIP, son site). Ces arguments, approuvés ou non, sont de nature à enrichir un débat complexe :

"L’OIP souligne que les perspectives d’élargissement des condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité sont de plus en plus réduites compte tenu d’un durcissement continu de la politique pénale, la notion même de dangerosité étant devenue le pilier sur lequel se construit cette politique. Il rappelle que les très longues peines sont éminemment pathogènes. Il fait valoir que la peine de réclusion criminelle à perpétuité est de facto incompressible et cite une étude approfondie - réalisée en 2007 par un conseiller d’insertion et de probation - sur la base des dossiers judiciaires de cent-quarante-huit détenus condamnés à perpétuité dans trois maisons centrales. Parmi ces dossiers, trente-deux ont été sélectionnés car accessibles à un aménagement de peine :dix ont fait l’objet de rejet à la suite d’une demande, et quatorze détenus refusent de faire de telles demandes. L’étude distingue trois catégories de condamnés à une « perpétuité perpétuelle » subie de facto. Tout d’abord, ceux qui ont fait le choix d’une perpétuité « idéologique », deux réclusionnaires ayant décidé de ne demander aucun élargissement, se situant dans une posture d’affrontement avec l’administration. Ensuite ceux qui subissent « la perpétuité sociale » exécutée dans une « prison refuge » qui concerne douze personnes qui ne se socialisent « qu’en interaction avec l’institution » et angoissent« face au moindre changement». Enfin, ceux pour lesquels la « dangerosité criminologique » est concrètement « neutralisée par une réclusion à vie » : souvent pour ceux-ci, « l’absence d’évolution positive semble figée par un insurmontable déni des faits ». À propos de ce dernier cas de figure, l’OIP cite l’exemple d’un réclusionnaire à perpétuité, examiné par un expert psychiatre après une durée d’emprisonnement de plus de trente ans, et pour lequel il a été établi qu’il n’y avait eu « aucune évolution de la dangerosité, qui reste identique, de même que les risques de récidive en milieu libre ». L’auteur de l’étude conclut à l’égard de ce dernier cas que « cette vie entre parenthèses depuis trente ans, si elle est considérée comme un argument positif par [le condamné], constitue au contraire pour les experts un argument négatif dans le sens où il est psychologiquement dans les mêmes conditions qu’à son entrée ».

L’OIP appelle à une position de la Cour qui passe par la récusation d’une orientation pénologique dominée par la logique d’élimination du risque. La « justification pénologique » n’est rationnellement acceptable que dans la perspective d’une exclusion définitive du condamné. L’OIP dénonce le hiatus existant entre, d’une part, la consécration unanime de la réinsertion sociale comme objectif central des politiques pénaleset, d’autre part, son occultation s’agissant des détenus à perpétuité."

 

 

 

 

 


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